Les Anthracothères sont une famille disparue de Ruminants qui ressemblaient à des hippopotames en plus agiles et moins rondouillards. Ils ont vécu de l’Oligocène à la fin du Pliocène un peu partout : partis d’Asie du Sud Est, ils ont ensuite colonisé l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Nord. Quelques uns avaient de fort belles joues soutenues par des excroissances osseuses, et on pouvait les qualifier de mafflus. Et voici que l’on vient de décrire une espèce dont on ne sait si elle fut mafflue, mais que l’on peut affirmer lippue. Suspecté de posséder des babines débordantes, ce vieil « hippopotame » du Miocène d’Égypte a reçu pour nom de baptême Jaggermeryx naida. Traduisons : le nom du défunt animal sous-entend qu’il est dédié à Mike Jagger à cause de ses énormes lèvres ; il appartenait aux Ruminants (meryx) ; il vivait près des naïades des marais qu’il fréquentait pour s’y repaître de roseaux et autres plantes aquatiques (1).
Espérons que la star du rock et ses hommes d’affaires ne prendront pas ombrage de cette dédicace qui se veut un hommage à peine impertinent, et n’intenteront pas un procès avec demande de dommage à la clé, s’estimant outrageusement moquée.
La vérité scientifique oblige cependant à montrer côte à côte l’original et l’invention d’un autre âge.
Même si l’on considère que la comparaison est difficile parce que l’un est vu de face vivant et montre tout son visage, alors que nous n’avons qu’un tout petit bout d’os de la mâchoire post mortem de l’autre, certes vu sous deux profils, mais peut-être pas les meilleurs, il faut avouer qu’ils ne se ressemblent guère.
Hélas, les archives fossiles n’ont livré qu’un fragment de cet hippopotame du passé, somme toute héroïque puisqu‘il est parvenu jusqu’à nous, et plus qu’honorable puisqu’il s’affiche dans une publication scientifique de haut niveau. Mais tout de même, quelle mouche a piqué les auteurs ? Ne seraient-ils pas enclins à la facétie ?
Ils avancent pour argument de leur dédicace que le menton du fossile est percé de nombreux orifices nourriciers et sensoriels, entre six et dix suivant les spécimens. Ce qui permet d’avancer deux hypothèses : une telle innervation sensorielle est le signe soit que les babines de l’animal étaient très sensibles et abondantes, soit que le museau portait des vibrisses (=moustaches), qui par les nuits obscures l’informaient aussi bien des obstacles dressés sur son chemin que des tiges délicieuses qu’il souhaitait déguster.
Il est rare qu’un simple os d’un animal fossile ou vivant livre par sa seule anatomie des informations aussi précises que précieuses à la fois de sa physionomie et de ses mœurs. Ainsi la surface du toit crânien d’un lapin commun ne dit rien de la longueur de ses oreilles, pas plus que l’on est renseigné de l’ampleur de la crinière du lion au vu de l’anatomie des os de sa face et des vertèbres de son cou, et encore moins de ses cris de fureur. Il est cependant des cas où il est possible de s’avancer et spéculer, jusqu’à déduire les comportements et allures des animaux du passé. D’autant que les techniques modernes viennent à notre secours, et suppléent l’anatomie lorsqu’elle est peu parlante. En broyant les os et en pratiquant des analyses physicochimiques de ces poudres, on peut aujourd’hui disserter sur la fraicheur relative des sources où les animaux du passé s’abreuvaient, si elles avaient des qualités thermales remarquables, combien de fois ils s‘y rendaient, quels étaient les ingrédients de leurs repas –fruits, feuilles, graminées ou tubercules – le rythme des saisons d’alors. Et puis c’est aussi la vitesse de croissance des jeunes qu’ils enregistrent, voire jusqu’à l’attention que pouvaient leur porter leurs parents. Tout cela est archivé dans tous ces vieux os. Quant à la généalogie très précise des familles d’alors, elle est maintenant répertoriée à l’usage de tous dans une Gene Bank animale plus riche que la Banque mormone de l’Humanité enfouie près de Salt Lake City, et surtout plus utile (2). Chaque jour elle gagne et s’enrichit de nouveaux clients.
Pour résumer, paraphrasant un célèbre auteur classique brièvement montpelliérain, je dirai qu’il faut avoir à l’esprit que tout os peut révéler sa substantifique moelle si l’on sait s’y prendre. Les descripteurs de Jaggermeryx ont suivi ce précepte en ne s’aidant que de l’anatomie, c’est leur grand mérite : pas d’analyses coûteuses ou d’examens usant de Scanner ou IRM encore plus onéreux. Ils se montrent aussi économes que pertinents, deux qualités rarement associés.
Pour d’autres paléontologues plus gâtés dans les découvertes, les fossiles qu’ils ont en main sont plus complets, et ils peuvent réaliser des reconstitutions assez précises des animaux disparus. En voici un exemple italien.
Quant à reprocher aux inventeurs de Jaggermeryx d’emprunter au folklore musical du moment pour nommer leur découverte, ils ne sont pas plus répréhensibles que ceux qui voici 40 ans ont surnommé Lucy les ossements de l’un de nos ancêtres, un Australopithèque vieux de plusieurs millions d’années, qu’ils avaient débusqué dans l’Afar. Ils honoraient ce faisant d’autres musiciens à la mode d’alors, les Beatles, et l’une de leurs chansons à succès. Mais c’était un surnom, le patronyme officiel est beau coup plus « bon chic bon genre » : Australopithecus afarensis. D’une certaine façon, ils se sont montrés très « mesurés », et ce qualificatif n’a rien de musical : si l’on souhaite recevoir crédit d’institutions privées ou publiques reconnues, et être abondé de substantifiques frimasses pour poursuivre grâce à ces gros sous recherche sur le terrain et le reste, il vaut mieux user d’un langage châtié par le temps et l’usage. Lucy c’est pour la télé et le peuple, Australopithecus afarensis c’est pour les publications scientifiques officielles et les soutiens financiers. Ainsi va le monde.
Mais il est temps que je passe aux aveux, et confesse que moi aussi, et après bien d’autres, il m’est arrivé de faire feu de tout bois pour nommer quelque nouvelle recrue fossile que j’avais débusquée digne de porter un nouveau nom d’espèce. L’état d’esprit du chercheur dans cette situation est le même que celui du sprinter qui en tête de la course sait qu’il va couper la ficelle qui consacrera sa victoire : vivement que ça se termine. Tout a été fait pour en arriver là, et il ne reste, avant de poster son manuscrit, qu’à remplir le blanc qui précède la mention « nouvelle espèce ». Ce blanc est aussi immense et vierge que la page du poète en mal de vers « qui attend que la plume avance ».
Cette angoisse, moi aussi je l’ai connu à plusieurs reprises quand, découvrant le monde ancien des Rongeurs jusque là peu fréquenté, je me devais de décrire et surtout nommer des espèces nouvelles. Dans un premier temps, pour forger des patronymes, la géographie et le culte des maîtres m’ont guidé et ont été mon recours taxonomique. Bientôt cependant cette ressource s’est épuisée, à moins que ce ne fut mon cas. Alors, études analytiques et comparatives faites, je me suis retrouvé plus d’une fois dans l’impasse au moment d’envoyer mon travail dans une revue et le publier : quel nom attribuer à la nouvelle espèce ? Souvent j’ai choisi de couper court et d’emprunter des chemins de traverse : une fois j’ai dédié une espèce à ma plume (parkeri), une autre à ma loupe binoculaire (wildi), et aussi, après mes campagnes dans un vignoble célèbre, à une demi bouteille de boisson de fête : chandoni (parce que Moët et Chandon).
La vie de naturaliste qui se consacre à observer et décrire la nature dans sa grande diversité est ainsi traversée de moments de solitude, si ce n’est de doute, et il lui faut en plus d’une occasion souffler sur les braises pour ranimer la flamme.
Aussi pour nommer nos espèces d’un autre temps, ne nous contentons pas que des feus, faisons appel aussi aux vivants : longue vie à Jaggermeryx.
Et pour les amateurs de curiosités taxonomiques, je recommande ceci
Référence
(1) E. R. Miller, G. F. Gunnell, M. A. Gawad, M. Hamdan, A. N., El-Barkooky, M. T. Clementz, and S. M. Hassan. 2014. Anthracotheres from Wadi Moghra, early Miocene, Egypt. Journal of Paleontology, 88(5):967-981. (voir ici)
(2) : GenBank et MorphoBank sont des organismes qui archivent l’une des séquences d’ADN des espèces, l’autre de données sur leur morphologie standardisées et des logiciels de traitement de ces données. Tous deux proposent des outils communs aux chercheurs pour favoriser les études sur l’évolution des espèces, et en particulier les analyses sur la phylogénie.
Publié dans : Mammifères fossiles,Nouveautés
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