Imaginez Dory, l’héroïne de Disney à la mémoire vacillante et copine de Némo, qui rencontre Relicanth, le Pokémon de type eau et roche de troisième génération. Ils flirtent un peu et finissent par pondre un œuf. Quel étrange animal naîtrait de cette union ? Serait-ce un poisson bizarre affublé d’une tête pointue et flanqué de grandes nageoires ? Et, combe de l’étrangeté, le retrouverait –on pétrifié au sommet d’une montagne suisse ? Eh bien, cher lecteur, c’est ce qui s’est produit ! Ou presque.
Il y a quelques années Christian Obrist, un amateur éclairé qui passe plusieurs semaines par an seul dans la montagne près de Davos à chercher des fossiles du Trias, vieux de 240 millions d’années, est tombé sur deux petits squelettes étranges. Comme souvent au moment de la découverte, il ne reconnaissait pas grand-chose. Tout ce qui était visible sur les deux spécimens étaient des ossements recouverts de gros tubercules. Il fallut à Christian près de 200 heures de travail pour dégager les fossiles dans son atelier. Qu’est-ce qui se cachait sous la roche ? Un être bizarre muni d’une grosse tête, d’un petit corps portant de grandes nageoires et une queue très développée. Cette dernière était caractéristique des queues de cœlacanthes, c’est-à-dire qu’elle possédait un petit lobe axial tout à fait reconnaissable. Ce n’est pas la première fois que Christian trouve des fossiles de cœlacanthes dans ce gisement, comme je l’ai déjà signalé ici. Mais là, vraiment, à part leur queue, nos bestioles n’avaient pas grand-chose à voir avec des cœlacanthes : ils étaient de vrais rejetons de Dory et Relicanth !
Christian Obrist et Heinz Furrer, ancien conservateur du musée paléontologique de Zürich, ont eu la gentillesse de me prêter les deux spécimens de cet animal afin que je les étudie. Après bien des heures passées les yeux rivés sur la loupe binoculaire, on reconnaît finalement l’anatomie si typique des cœlacanthes. Mais elle est complètement transformée. C’est un peu comme si la main de l’évolution avait joué avec les proportions d’un cœlacanthe « normal » : l’arrière de la tête est devenu énorme de même que la clavicule, qui est d’habitude petite chez ces poissons. La mâchoire inférieure est raccourcie et toute recourbée. La colonne vertébrale est raccourcie également et certaines nageoires sont proportionnellement très grandes alors que d’autres sont, au contraire, rachitiques.
Afin d’exploiter au mieux les informations que ces fossiles pouvaient nous fournir, nous avons passé un des spécimens dans le CT scan du musée de Bâle grâce à la collaboration de Loïc Costeur, conservateur dans cette vénérable institution. Puis, les images ont été traitées pendant des centaines d’heures par Bastien Mennecart, post-doc dans ce même musée, afin de produire une représentation de ce qui est resté caché dans la roche.
Dès lors, c’était clair, notre nouveau poisson était bien une nouvelle espèce et même un nouveau genre. Il fut baptisé Foreyia maxkuhni, en l’honneur de Peter Forey, mon mentor, spécialiste des cœlacanthes, décédé en 2016 et de Max Kuhn, généreux donateur contribuant aux dépenses liées à la fouille du site et à la préparation des fossiles.
Lorsqu’on examine les liens de parenté de ce nouveau cœlacanthe, on constate qu’il est proche d’une espèce trouvée dans le fameux site de Monte San Giorgio au Tessin (la partie italophone de la Suisse) et trouvée aussi, probablement, sur le même site que notre nouvel ami. Il s’agit de Ticinepomis peyeri. En comparant les deux espèces, on voit que les caractéristiques de la nouvelle se retrouvent sur l’ancienne, mais de manière moins développée.
Tout paléontologue que nous sommes, il est parfois utile d’aller voir ce qui se passe chez les animaux actuels au niveau de leur anatomie, bien sûr, mais aussi au niveau de leur développement et de leur génétique (ou, dans le cas présent, de leur génétique du développement). On constate que plusieurs des parties très modifiées de Foreyia ont leur origine embryologique dans une région particulière du corps, la limite tête/tronc qui deviendra, au cours de l’évolution, le cou. En effet, le poisson de base n’a pas de cou (c’est inutile, voire contre-productif, lorsqu’on nage) alors que tout tétrapode qui se respecte (les amphibiens, reptiles oiseaux et mammifères) est muni d’un cou qui lui permet de bouger avec aise ses membres antérieurs tout en gardant la tête droite (imaginez simplement Roger Federer, un tétrapode, jouer au tennis sans cou, avec la tête directement posée sur ses épaules ; il serait probablement un peu emprunté).
Revenons à notre mouton, qui est un poisson, et qui donc ne devrait pas avoir de cou. Ce n’est pas si simple : chez les cœlacanthes, il n’y a pas de liaison direct entre le crâne et la ceinture pectorale et, bien qu’il n’y ait pas de vertèbres cervicales individualisées comme telles, ces animaux sont donc un peu intermédiaires entre un poisson « de base » (un actinoptérygien quelconque) et un tétrapode. Ce n’est pas si étonnant car les coelacanthes sont évolutivement parlant plus proches des tétrapodes (bien qu’ils ne soient pas leurs ancêtres) que des actinoptérygiens. Mais chez Foreyia, tout est bizarre et lui n’a pas d’espace séparant la tête de la ceinture pectorale. On retrouve alors la configuration classique des poissons « de base » ? Non, car la ceinture se glisse directement sous la partie arrière hypertrophiée du crâne, d’une manière tout à fait unique et encore mal comprise. Bref, tout est étrange dans cette partie du corps et lorsqu’on regarde ce qui se passe durant le développement embryologique des vertébrés, on observe que ces structures anatomiques proviennent toutes d’une région réduite de l’embryon (en particulier le mésoderme latéral et les premiers somites pour ceux qui sont intéressés par ces détails). Si maintenant on regarde les gènes qui, lors du développement, ont une action sur cette région de l’embryon, on constate qu’il y en a plusieurs mais que seuls certains sont assez spécifiques et ont un impact sur les parties de l’anatomie modifiée de Foreyia. On a identifié notamment le gène nommée Pax1 comme un candidat potentiel.
Donc, pour résumer, il suffirait finalement de peu de changement au niveau de l’expression de certains gènes pour passer du modèle Ticinepomis, la forme classique des cœlacanthes, à Foreyia, la forme baroque (ou « Disney-Pokémon »). Quelques petites mutations d’un gène ou deux pourraient suffire. Voilà une piste pour de futures recherches. Ça tombe bien car de très nombreux spécimens d’une autre espèce, également très bizarre, attendent depuis des décennies dans les collections du musée de Zürich et font l’objet d’une thèse de doctorat qui vient juste de démarrer.
Pour terminer, vous remarquez que l’expression « fossile vivant » ne figure pas dans ce post alors qu’elle sert si souvent à qualifier les cœlacanthes, notamment par l’auteur de ces lignes. Normal, vous direz-vous peut-être, l’animal dont il est question représente le parfait contre-exemple du concept de « fossile vivant » puisque qu’il s’éloigne de la morphologie « monotone » des cœlacanthes. Alors oui et non, répondrais-je, car si effectivement Foreyia est très différent du modèle de base il ne constitue, selon moi, qu’une exception (avec quelques autres d’ailleurs dans le Dévonien et le Carbonifère) à une règle générale caractérisée par une longue série de poissons à la morphologie relativement identique. D’ailleurs, après Foreyia, et dans la même lignée que ce dernier (la famille actuelle des latimériidés), les espèces et genres qui suivront retrouvent sagement la morphologie classique proche de celle de l’actuel Latimeria.
Référence :
Cavin, L., Mennecart, B., Obrist, C., Costeur, L. & Furrer, H. (2017). Heterochronic evolution explains unusual body shape in a Triassic coelacanth from Switzerland. Scientific Reports 10.1038/s41598-017-13796-0. www.nature.com/articles/s41598-017-13796-0
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