Cette histoire commence il y a une trentaine d’années. Henri Cappetta – montpelliérain et spécialiste mondial des requins fossiles qui fut, à un moment ou un autre, superviseur des trois autres auteurs de l’article dont il est question ici – cherchait des dents de ses poissons préférés quelque part dans le Gard. Appliquant les méthodes propres à ce type de collecte (on se souvient que les poissons au squelette cartilagineux ont la fâcheuse tendance à ne laisser à la disposition des paléontologues que leurs dents ou leurs épines, heureusement nombreuses et résistantes), Henri a tamisé des centaines de kilos de sédiment. Le résultat, après un tri minutieux des résidus sous la loupe binoculaire, est un ensemble de 10 000 dents de requins et de raies qui représentent la faune d’un milieu océanique assez profond recouvrant cette région il y a 130 millions d’années, au Crétacé inférieur (le Valanginien). Un taxon de requin fut nommé Welcommia bodeuri en l’honneur de Jean-Louis Welcomme et Yves Bodeur qui ont signalé les premiers ce site, mais les autres dents restèrent incognito, cachées dans leur petite boîte jusqu’à l’arrivée en 2007 à Montpellier de Guillaume Guinot qui les étudia pour son travail de Master. La faune de requins s’avéra diversifiée, avec plus de 25 espèces dont plusieurs nouvelles pour la science, et sera décrite prochainement. Mais étrangement, plusieurs des requins présents dans cet ensemble représentent des lignées anciennes qui étaient plutôt abondantes au Jurassique supérieur, 20 millions d’années plus tôt. Peut-être que l’environnement profond où ont vécu ces poissons leur a permis de subsister à l’abri du regard des paléontologues ? Parmi ces 10 000 dents, six d’entre elles sortent du lot. Elles semblent bien appartenir à une lignée de requins qu’on considérait comme exterminée lors de la grande extinction de masse de la fin du Permien, soit 120 millions d’années auparavant.
Ces six dents sont riquiqui, entre 0.5 et 2 millimètres. Mais tout dans leur couronne et dans leur racine rappelle la morphologie des dents de cladodontomorphes. Ce vieux groupe de requins primitifs, où l’on trouve des genres à l’aspect saugrenu tel que l’étrange Falcatus au crâne surmonté d’une sorte de gros crochet dentelé, est connu du Dévonien supérieur au Permien, de -380 à -250 millions d’années.
La morphologie est importante pour déterminer les fossiles, mais elle ne semble plus suffisante pour une identification certaine. Certains paléontologues utilisent volontiers l’observation microscopique des tissus minéralisés, l’histologie, pour préciser l’appartenance à certains groupes. C’est le cas des requins dont la structure histologique des dents permet de distinguer les requins « anciens » des requins « modernes » (les néosélaciens). Chez les premiers, l’émail des dents est constitué d’une seule couche alors que trois couches, présentant chacune une structure particulière, sont présentes chez les seconds. La couche intermédiaire, notamment, est caractéristique de ces animaux. Et c’est là que notre histoire se complique, accrochez-vous…
Lorsque Guillaume, venu entre temps au Muséum de Genève pour y effectuer un post-doc, soumet à une revue scientifique un article où il explique que des dents très anciennes ont été découvertes dans des roches du Crétacé, un vrai scoop en somme, on lui réplique : « Eh, mon bon Monsieur, votre histoire est très sympathique mais êtes-vous bien sûr que vous n’auriez pas trouvé-là des dents de requins modernes qui auraient acquis, par convergence, la forme des dents de requins du Paléozoïque ? » (traduit librement de l’anglais) « Allez donc examiner de plus près l’émail de ces quenottes pour voir ce qu’il raconte. On reconsidérera, peut-être, votre affaire plus tard. Merci… au plaisir… au suivant… » (traduction toujours aussi libre). « Aller voir l’émail », facile à dire mais pas si facile à faire. Rappelez-vous que les dents en question mesurent au plus deux millimètres, soit la taille de la petite miette qui se dépose négligemment sur votre manche pendant le repas et que vous chassez nonchalamment d’un geste de la main. Mais affronter l’adversité est le lot quotidien du paléontologue et Guillaume se lança dans l’aventure. Avec l’aide du collaborateur scientifique du département de géologie et paléontologie du MHNG, Pierre-Alain Proz, avec André Piuz aux commandes du microscope électronique et avec le soutien moral du conservateur, Guillaume se lança dans la Quête de l’émail. Après une attaque à l’acide de quelques secondes, la précieuse miette fut dorée et passée au microscope électronique et là… une couche intermédiaire d’émail apparu !
Le porteur de ces dents était-il donc un de ces « nouveaux requins », un néosélacien, qui se serait plu à imiter un de ses anciens cousins? La morphologie dentaire peut-elle à ce point nous trahir ? La douloureuse question ne pouvait rester sans réponse et Guillaume se devait de poursuivre sa quête. En grattant les données disponibles il s’avéra que ce qui manquait surtout dans cette histoire, c’était des informations sur l’histologie dentaire des derniers cladodontomorphes du Primaire. Les rares publications traitant de cette question ne montraient pas vraiment comment l’émail était constitué ; il fallait donc de nouvelles observations. Mais Guillaume n’avait pas grand-chose à se mettre sous la dent et c’est grâce à un sympathique collègue états-unien, J.P. Hodnett, que les ratiches d’un cladodontomorphe du Permien, plus précisément un cténacanthe, arrivèrent à Genève depuis l’Arizona. Rebelote pour la préparation et l’observation au microscope électronique des dents, mais cette fois avec plus de facilité car celles-ci avaient une taille tout à fait respectable. Ô surprise ! Les dents du Permien ont, elles aussi, une couche intermédiaire tout à fait comparable à celle observée sur les dents du Crétacé ! Quelles sont les implications de cette découverte sur l’évolution de l’émail des dents de requins et sur l’utilisation de ce caractère pour distinguer les différentes lignées de poissons cartilagineux ? Vaste question qui sera discutée plus tard, entre spécialistes. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que rien dans l’histologie de ces dents du Crétacé ne s’oppose à leur appartenance aux cladodontomorphes. Il ne s’agit donc pas d’une convergence. Tous ces résultats sont mis en forme par Guillaume et cette fois,c’est la bonne, la revue accepte l’article après une année d’échanges d’idées et de manuscrits.
Une partie de l’article traite également de l’analogie que l’on peut observer entre l’histoire évolutive des requins cladodontomorphes et les coelacanthes dont il a déjà été question dans ce blog (ici et ici). Les uns comme les autres ont survécu à une extinction de masse (celle de la limite Permo-Trias pour les premiers et de la limite Crétacé-Paléogène pour les seconds qui ont également franchi l’extinction de la limite Permo-Trias), probablement grâce au milieu refuge qu’ils occupaient alors, à savoir un milieu marin plutôt profond. Peu de fossiles se préservent dans ce type d’environnement, ce qui explique leur absence totale durant tout le Tertiaire pour les coelacanthes, soit une période de 70 millions d’années, et sur un intervalle encore plus long pour les cladodontomorphes, environ 120 millions d’années. Cette situation correspond bien à la définition de « fossile vivant » que Charles Darwin propose en 1859 : « ces formes anormales peuvent presque être appelées fossiles vivants ; elles ont survécu jusqu’à aujourd’hui en occupant des zones confinées, étant ainsi exposées à une compétition moins sévère. » (Ce fragment et celui cité ci-dessous ont déjà été présentés ici, mais sous une forme légèrement différente car ils avaient été repris de la traduction de l’Origine des Espèces de l’édition de 1872 par Edmond Barbier, alors qu’il s’agit ici de ma propre traduction de l’édition originale de 1859.) Bon, certes, nos dents du Crétacé n’appartiennent pas à une espèce vivant aujourd’hui, mais on peut alors les considérer comme des « fossiles vivants fossiles ».
En prévision des critiques à venir, je souhaite anticiper une réponse un tout petit peu technique. Oui, le terme de « fossile vivant » est un contresens, un oxymore, un fossile étant par définition un organisme mort. Mais il ne s’agit que d’une expression : lorsqu’il « pleut des cordes », vous ne recevez pas de grosses ficelles sur la tête et, dans le domaine scientifique, la « soupe primordiale » ne contient pas de court-bouillon et les petits « gènes architectes » ne dessinent aucun petit plan avec leurs petits exons. Cette expression correspond a des organismes dont la transformation morphologique au cours du temps long est plus lente que les autres (Darwin écrit, juste avant le passage déjà cité : « Les nouvelles formes [dans les milieux protégés que sont les eaux douces] se seront formées plus lentement et les anciennes formes exterminées plus lentement. C’est en eau douce que l’on rencontre sept genres de poissons ganoïdes, les reliquats d’un ordre autrefois prépondérant : et en eau douce nous trouvons quelques-unes des formes les plus anormales connues au monde, tels que l’ornithorhynchus et le Lepidosiren, qui, comme les fossiles, connectent dans une certaine mesure des ordres maintenant très éloignés dans l’échelle naturelle » (souligné par moi). Le texte a plus de 150 ans mais c’est bien dit, n’est-ce pas ? Si, pour un « pattern cladist », il n’y a aucune différence de nature entre les taxons d’un cladogramme, ce que je comprends lorsqu’on s’intéresse aux relations entre des taxons sans tenir compte de leur histoire évolutive, la situation change du tout au tout quand le cladogramme est inclus dans un cadre temporel. Et pour l’évolution, le temps compte ! Le terme de « taxon basal », par exemple, prend alors tout son sens. Je confirme, pour l’avoir expérimenté récemment, qu’il est plus difficile d’observer des différences anatomiques entre un coelacanthe vivant, le Latimeria, et son plus proche parent du Trias, il y a 240 millions d’années, qu’entre un oiseau actuel et sont plus proche cousin du Trias, à savoir un reptile à l’aspect de crocodile. Probablement que le terme de « fossile vivant » n’est pas parfait, mais il correspond à un fait observé. Trouvons une expression pour traduire plus justement l’expression de Darwin « almost be called living fossils ». Et zut aux créationnistes qui pensent avoir trouvé une faille lorsque les paléontologues utilisent cette expression : l’obscurantisme ne se guérit pas en simplifiant à l’excès les discours.
Référence
Guinot, G., Adnet, S., Cavin, L. & Capetta, H. 2013. Cretaceous stem chondrichthyans survived the end-Permian mass extinction. Nature Communications : 4 : 2669, DOI: 10.1038/ncomms3669, www.Nature.com/naturecommunications.
Publié dans : fossiles vivants,Requins fossiles
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Super, de nouveaux requins….un beau sujet pour un illustrateur…….!
[...] Cette histoire commence il y a une trentaine d’années. [...]
[...] bonne “histoire derrière le papier” sur le Dinoblog, qui permet de voir comment progresse la connaissance en paléontologie (lentement et avec plein de [...]
Pour le non- spécialiste que je suis tout ceci est fort intéressant, mais ne répond pas à la question toujours sans réponse que je me pose:
si l’on croit savoir pourquoi tous nos géants ont disparu, sait -on pourquoi ces monstres sont-ils apparus sur notre planète ? comment est-on passé de la diatomée aux géants de tous horizons ?
Je n’ai sur ce sujet jamais eu de réponse plausible !
J’espère toujours …
Il y a une réponse plus que plausible pour expliquer la présence de ces « géants » et de ces « monstres » sur notre planète : l’évolution!