Journée de Mai à La Plata. Les feuilles tombent, il pleut doucement, l’Argentine en automne peut ressembler à la Normandie. Le Museo de La Plata est une immense bâtisse néo-classique, avec tout ce qui fait la beauté des musées d’histoire naturelle, y compris les bustes de naturalistes célèbres le long de la façade. Cependant nous sommes en Amérique du Sud, pas de sempiternels lions couchés de part et d’autre du grand escalier extérieur, mais de superbes « esmilodontes », comme on dit ici, aux longues canines.
A l’intérieur, des galeries comme on les aime, pleines de spécimens, actuels ou fossiles. Tout n’est pas de première fraîcheur, mais la modernisation est en route, on espère qu’elle conservera le charme de ce musée ouvert au public en 1889. Les paléontologues peuvent s’en donner à cœur joie, surtout s’ils aiment les glyptodontes, ces charmantes bestioles cuirassées grouillent de toute part. Les amateurs de paléocoprologie seront aussi comblés, par de magnifiques bouses d’un paresseux géant découvertes au Chili, dans la fameuse grotte d’Ultima Esperanza (tout un programme…). Et puis si on en a assez du dépaysement et de la faune endémique sud-américaine, on peut toujours admirer les moulages du Diplodocus de Carnegie et de l’Iguanodon de Bernissart…
Bref, le Museo de La Plata est un lieu magnifique, chargé de science mais aussi d’histoire. La superbe rotonde d’entrée est ornée de peintures murales comme on savait les faire à la fin du 19e siècle (les beautés de la nature en Argentine, sa faune éteinte, et les us et coutumes des Amérindiens, presque éteints eux aussi). Au milieu trône un buste de marbre, celui du fondateur, Francisco Pascasio Moreno – vénéré en Argentine, pays où on vénère volontiers les grands hommes, et aussi les grandes femmes, ce qui n’est pas plus mal (preuve en sont les immenses portraits d’Evita Peron qui ornent la plus grande avenue de Buenos Aires). Mais au détour d’une galerie riche en glyptodontes, un autre buste nous interpelle, celui de Florentino Ameghino, moins en lumière peut-être que celui de Moreno. Car il y a au Museo de La Plata une sorte de secret de famille, l’écho lointain d’une querelle…
Les paléontologues ne sont pas toujours des gens faciles, on ne compte plus les bagarres entre eux, pour des fossiles, des gisements, des travaux en tous genres…Evidemment, on pense à Cope et Marsh, à leur conflit privé dans l’Ouest américain de la fin du 19e siècle, conflit qui finit par s’étaler dans les pages des quotidiens et les conduire plus ou moins à la ruine. Mais à la même époque, en Argentine, cela n’allait pas bien du tout non plus, entre Moreno et Ameghino. Pourtant tout avait bien commencé entre les deux hommes. « Perito » Moreno (1852-1919), l’ « expert » Moreno, comme on l’appelle encore aujourd’hui en Argentine, s’était rendu célèbre, dans les années 1870 par ses explorations aventureuses en Patagonie, une région encore mal connue, où vivaient des Indiens qui n’appréciaient que modérément les tendances génocidaires des militaires argentins. Plus tard, il fut l’expert argentin en chef, lorsqu’il fallut délimiter la frontière entre l’Argentine et le Chili, au tout début du 20e siècle, avec pour médiateur le roi d’Angleterre (aujourd’hui, pour des raisons que nous n’aborderons pas, les Argentins ne font plus guère confiance aux Anglais pour régler ces problèmes de frontières avec leurs voisins – le dernier en date fut arbitré par le pape Jean-Paul II en 1984). Bref Moreno, qui fut non seulement un explorateur mais aussi un grand éducateur, jouit en Argentine d’une excellente réputation posthume.
Il en va de même de Florentino Ameghino (1854-1911), fils d’immigrants italiens (au point qu’on s’est demandé s’il n’était pas né en Italie plutôt qu’en Argentine), largement autodidacte, mais paléontologue si éminent qu’il en devint une sorte d’icône à la fois pour les socialistes et pour les nationalistes argentins. Il est vrai que sa tendance à voir dans la Patagonie le berceau de tous les grands groupes de mammifères, y compris le genre humain, pouvait aller dans le sens de ces derniers (les premiers préférant ses convictions agnostiques et darwinistes). Presque toute sa vie durant, une des grandes difficultés d’Ameghino fut de trouver un emploi académique stable. A partir de 1878, il passa près de trois ans en France, où il participa à l’Exposition universelle, fit quelques fouilles, vendit une grande partie de sa collection de fossiles argentins à Cope, et trouva une épouse (du nom de Léontine Poirier – il eut la galanterie de lui dédier un genre d’ongulés endémiques sud-américains, Leontinia, en 1895). Mais de retour en Argentine, faut de mieux, il ouvrit à Buenos Aires une librairie-papeterie, portant le nom inhabituel mais révélateur de El Glyptodon (gérée largement par son frère Juan – Florentino prit rapidement des habitudes de patriarche vis-à-vis de ses frères). En 1886, les destins de Florentino Ameghino et de Francisco Moreno se croisent, sur un fond plutôt compliqué de politique intérieure argentine. La ville de Buenos Aires est devenue capitale fédérale, du coup son musée d’histoire naturelle devient musée national, mais la province de Buenos Aires se dote d’une capitale toute neuve, La Plata – où Moreno parvient à faire édifier un immense et superbe musée d’histoire naturelle, qui accueillera au départ ses riches collections ethnographiques et anthropologiques. Ameghino se laisse convaincre de rejoindre le Museo de La Plata, en tant que Directeur-adjoint et secrétaire – le revers de la médaille étant qu’il cède sa collection paléontologique (reconstituée depuis 1878) audit musée. Par la même occasion, son frère cadet, Carlos, est embauché comme « naturaliste voyageur ». Carlos est l’homme de terrain de la fratrie, capable de passer des mois au fin fond de la Patagonie dans les conditions les plus rudes pour y récolter des fossiles pour son frère ainé.
A priori, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. L’organisateur Moreno a trouvé dans le binôme Florentino-Carlos des collaborateurs qui vont enrichir les collections du musée et en tirer la substantifique moelle scientifique. D’autant plus que par la même occasion Moreno et Ameghino peuvent ainsi damer le pion au directeur du musée de Buenos Aires, Hermann Burmeister, vieux paléontologue d’origine prussienne et de convictions créationnistes, qui n’a que mépris pour le darwiniste et autodidacte Ameghino (ce que ce dernier lui rend bien). Carlos part donc pour la Patagonie, dès le début de 1887, pour y récolter des fossiles pour le Museo de La Plata. Mais au musée même, l’ambiance se dégrade rapidement. Florentino, qui écrit vite et abondamment, s’énerve parce que les publications du nouveau musée tardent à paraître (largement du fait de problèmes financiers) et que Moreno ne l’autorise pas à publier ailleurs. Très vite, la situation tourne au conflit. A la fin de 1887, Ameghino, dont la patience et la diplomatie ne sont pas les points forts, envoie au gouvernement provincial une lettre de démission couchée en des termes pour le moins énergiques, où il donne comme motif, entre autres, le goût de l’ostentation et la folie des grandeurs de Moreno. Celui-ci répond sur le même ton, en décrivant Ameghino comme un simple collectionneur d’os atteint d’une véritable névrose en ce qui concerne la priorité des descriptions de nouvelles espèces. Le résultat est qu’Ameghino est finalement destitué de son poste au Museo de La Plata au début de 1888 (avec son frère Carlos) – et que Moreno lui interdit l’accès aux collections, qu’il a pourtant largement contribué à rassembler.
Publié dans : Histoire de la paléontologie
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