Les tout petits bras de Tyrannosaurus ont fait couler beaucoup d’encre et de salive depuis 1905, lorsque le paléontologue américain Henry Fairfield Osborn fit connaître son existence au monde médusé : à quoi pouvaient bien servir ces moignons ? Ils sont bien trop courts pour approcher la nourriture de leur bouche, et peu commodes pour porter des coups mortels à une proie. Osborn, quand il décrivit Tyrannosaurus, pensait que les mâles les utilisaient comme des crochets pour s’accrocher aux femelles durant le coït. Certains commentateurs ont considéré la question comme parfaitement inutile : ça ne servait à rien, donc inutile d’en faire un fromage, et encore plus inutile de se creuser la tête pour chercher à quoi ça pouvait servir. L’explication la plus élégante est peut-être celle imaginée par le paléontologue britannique Barney Newman en 1970 : comme les tyrannosaures se couchaient sans doute parfois (et qui leur jetterait la pierre ? Ils avaient une vie bien fatigante), il fallait aussi qu’ils se relèvent, et pour cela leurs mini-bras leur auraient servi d’appuis, un peu comme des sprinters au démarrage. Mais l’étude la plus récente sur le sujet fait remarquer que, malgré leur taille réduite, les os des bras de Tyrannosaurus sont parcourus de crêtes saillantes pour l’insertion de muscles puissants, et que le monstre pouvait utiliser ses mains griffues pour retenir des proies pendant que l’énorme mâchoire les découpait en tranches.
Il se trouve que T. rex et les tyrannosauridés sont archi-battus sur ce terrain du petit bras par une famille de dinosaures carnivores moins connue : les abelisauridés. Cette famille, créée en 1985 par les paléontologues argentins José Bonaparte et Fernando Novas, rassemble aujourd’hui une dizaine de genres qui vivaient au Crétacé en Amérique du Sud, en Afrique, en Inde et en Europe. Deux paléontologues américains ont décrit en détail cette année les bras d’un abelisauridé de Madagascar, Majungasaurus crenatissimus, nous fournissant une excellente occasion de disserter sur les invraisemblables avant-bras des abelisaures.
On constate que si l’humérus de Majungasaurus est comparable à celui de Tyrannosaurus, en revanche son avant-bras est encore plus réduit. Le radius et le cubitus deviennent de minuscules tronçons d’os dont la longueur atteint péniblement le quart de celle de l’humérus. Ils ne ressemblent d’ailleurs plus du tout à des radius ou à des cubitus mais plutôt à des métatarsiens de sauropodes ! Autrement dit, si on n’a pas la chance de les trouver en articulation avec leur humérus, ce genre d’os bizarre risque fort de se retrouver rangé dans une collection au milieu des os des pieds de sauropodes. Plus étonnant, à l’extrémité de ces avant-bras on trouve sans surprise quatre doigts ultra-courts (il n’y en a que deux chez les tyrannosaures, plus un troisième réduit à un petit métacarpien) dont les premières phalanges ont des formes massives et ne présentent pas de facettes articulaires pour accrocher une griffe à leur extrémité. Les mains du dinosaure malgache ne sont pas entièrement conservées mais il semble qu’elles ne possédaient pas plus d’une ou deux phalanges par doigt. Majungasaurus, à l’instar de ses compères abelisaures, ne pouvait certainement pas serrer les poings. Il est même probable, selon Sara Burch et Matthew Carrano, que les doigts ne pouvaient pas fonctionner de manière autonome, les mains des abelisaures constituant une seule unité fonctionnelle. En d’autres termes les mains auraient formé une sorte de petit moignon sans doigts individualisés. Cette structure est bien différente de ce que l’on observe chez les tyrannosaures, dont les mains conservaient deux doigts bien individualisés terminés par de puissantes griffes.
Il ne s’agit pas ici d’un caractère hérité d’un ancêtre commun mais d’une convergence évolutive dans deux groupes de prédateurs aux caractéristiques comparables, dotés d’un crâne volumineux. Les abelisaures appartiennent en effet au grand groupe des Cératosaures, alors que les tyrannosaures sont des Tétanoures, et les ancêtres respectifs de ces deux familles possédaient des bras beaucoup plus développés.
Sans la fâcheuse intervention d’une météorite il y a 65 millions d’années, on peut se demander quelle aurait pu être, évolutivement, l’étape suivante. La disparition totale des bras, comme chez le grand oiseau néo-zélandais Dinornis (l’un des fameux moas)? On objectera que chez Tyrannosaurus comme chez Majungasaurus, les humérus présentent des traces d’insertion de muscles puissants et que leurs papattes atrophiées devaient quand même leur servir, mais à quoi ? Certainement pas à s’enlever des crottes de nez… Comme quoi on en revient toujours au même point, à se demander à quoi ça sert, alors qu’il est vrai qu’il y a plein de choses qui ne servent à rien, comme les poètes Font et Val l’ont chanté naguère (malheureusement la citation exacte desdits poètes sera certainement censurée par la Rédaction du DinOblog, et je ne puis qu’inviter mes lecteurs frustrés à retrouver sur internet leur douce chanson pleine de poésie et de tact concernant ces choses qui ne servent à rien).
Il n’en demeure pas moins que les deux principales familles de super-prédateurs de la fin du Crétacé, bien qu’appartenant à deux branches très éloignées de l’arbre généalogique des dinosaures théropodes, possédaient toutes deux de tout petits bras et une très grande gueule. On peut y voir la quintessence évolutive de la brute.
Références :
Sara H. Burch & Matthew T. Carrano. 2012. An articulated pectoral girdle and forelimb of the abelisaurid theropod Majungasaurus crenatissimus from the Late Cretaceous of Madagascar. Journal of Vertebrate Palaeontology, 32, 1-16.
Christine Lipkin & Kenneth Carpenter. 2008. Looking again at the forelimb of Tyrannosaurus rex. In P. Larson & K. Carpenter (Eds) Tyrannosaurus rex, the tyrant king, Indiana University Press, 166-191.
Kent A. Stevens, Peter Larson, Eric D. Wills & Art Anderson. 2008. Rex, sit: digital modeling of Tyrannosaurus rex at rest. In P. Larson & K. Carpenter (Eds) Tyrannosaurus rex, the tyrant king, Indiana University Press, 192-203.
Et la bible du T. rex insolite : J. Le Loeuff. 2012. Tyrannosaurus rex et les mondes perdus, Editions du Sauropode, 1-219.
Publié dans : Théropodes,Tyrannosaurus
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