Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

… people find what they want to find and see what they choose to see (Carola Hicks, 2007).

On a longtemps pensé que de grands oiseaux terrestres, incapables de voler, n’avaient pu évoluer qu’au Tertiaire, après la disparition des dinosaures. Auparavant, ces derniers ne leur auraient laissé aucune possibilité de développement. Une fois les « grands reptiles » disparus, d’énormes oiseaux, les Gastornithidae, peuplèrent les continents au Paléocène et à l’Eocène, semant la terreur parmi les petits mammifères de cette époque (c’est du moins l’image d’Epinal à leur sujet. Etaient-ils vraiment carnivores, c’est une autre histoire… ).

De fait, la plupart des oiseaux crétacé connus (et on en connaît désormais des quantités, grâce notamment au zèle des paléontologues chinois) sont plutôt petits, dépassant rarement la taille d’une poule. Mais au début des années 1990, Patrick et Annie Méchin découvrent sur le site Crétacé supérieur de Bastide-Neuve, à Fox-Amphoux (Var), un morceau de sacrum qui appartient manifestement à un oiseau, lequel n’a rien de petit puisque ses dimensions suggèrent un animal de la taille d’un casoar, voire d’une autruche. Cette découverte inattendue est signalée dans la revue Nature en 1995. Alors même que l’article en question paraît, un spécimen plus complet, comprenant le sacrum et une partie du bassin est découvert à Campagne-sur-Aude (Aude), lors des fouilles menées par le Musée des Dinosaures d’Espéraza, puis un fémur d’un très gros oiseau est trouvé dans le gisement de Combebelle, dans l’Hérault. Ces os sont décrits en 1998 comme ceux d’un oiseau géant, approchant la taille de l’autruche, qui reçoit le nom de Gargantuavis philoinos (l’allusion à Gargantua est claire, le nom d’espèce signifie en Grec « qui aime le vin », car il se trouve que tous les restes connus de cet oiseau ont été trouvés à proximité immédiate de vignes – peut-être parce que les paléontologues aiment fouiller au milieu des vignes).

Avec la découverte de Gargantuavis philoinos, il devient clair que des oiseaux géants ont vécu parmi les dinosaures, au moins en Europe à la fin du Crétacé. Mais Gargantuavis est un oiseau rare, et pendant une quinzaine d’années il ne se fait pas remarquer, aucun nouveau reste n’étant signalé.

Au cours de l’été 2011, toutefois, la découverte d’un autre oiseau géant crétacé, provenant celui-ci d’Asie centrale, fait quelque bruit dans les médias estivaux (la torpeur de l’été est un bon moment pour annoncer des nouveautés paléontologiques, l’actualité politique étant souvent alors un peu réduite). La revue Biology Letters, un des organes de la supposément sérieuse Royal Society, publie en effet en ligne un article de Darren Naish, Gareth Dyke, Andrea Cau, François Escuillié et Pascal Godefroit, au sujet d’une mandibule provenant du Crétacé supérieur du Kazakhstan, décrite comme appartenant à un oiseau gigantesque auquel est donné le nom de Samrukia nessovi (le Samruk étant une sorte de phénix de la mythologie khazak, et Lev Nessov un éminent paléontologue russe du 20e siècle, connu pour ses recherches en Asie centrale). Il s’agit d’un « fossile du commerce », si l’on peut dire, trouvé dans des circonstances pas extrêmement claires, et qui a été fortement restauré (plus un fossile est joli, mieux il se vend, tous les marchands vous le diront). En effet, seules les parties postérieures des branches mandibulaires (y compris les articulations avec le crâne) sont conservées, tout l’avant de la mâchoire étant reconstitué avec une certaine imagination, pour former une sorte de bec édenté –  ce dont les auteurs de l’article sont pleinement conscients. A en croire ces derniers, ces débris de mâchoire appartiennent clairement à un oiseau gigantesque, dont on ne peut dire s’il était capable de voler ou pas, mais qui a l’avantage d’être indiscutablement un oiseau, alors qu’on peut s’interroger sur Gargantuavis d’aucuns ayant suggéré qu’il pourrait s’agir d’un ptérosaure (l’idée a déjà été réfutée avec arguments à l’appui, mais qu’importe, il est préférable que Samrukia soit unique dans son rôle d’oiseau géant du Crétacé).

Mais sur quoi se fondent Darren Naish et ses co-auteurs pour attribuer à un oiseau géant ces débris de mâchoire ?  Essentiellement sur une analyse phylogénétique d’une ampleur considérable, comprenant pas moins de 1025 caractères. Certes, seuls 16 d’entre eux peuvent être observés sur le matériel de Samrukia nessovi, mais ils suffisent à montrer que cet être ne pouvait être qu’un oiseau.

Le malheur, c’est qu’une analyse phylogénétique sert en principe à définir la position d’un être vivant (même s’il est éteint) dans la phylogénie, dans l’évolution des espèces, pas à déterminer de quel type d’être il s’agit. Pour cela, on sait depuis Cuvier qu’il est préférable d’utiliser l’anatomie comparée. Au lieu de compter aussitôt des caractères, on compare le fossile en question à ce qui est déjà connu, pour déterminer d’une façon générale à quel groupe zoologique il appartient. Par exemple, si lors d’une fouille archéologique on trouve un crâne de gros herbivore pourvu de cornes, on aura tendance à le placer avec les vaches plutôt qu’avec les chevaux, et une analyse phylogénétique n’est pas vraiment nécessaire pour cela.

Dans le cas de Samrukia, un coup d’oeil relativement rapide aux quelques traits anatomiques visibles sur le fossile est révélateur. Les quelques caractères considérés par les auteurs comme caractéristiques des oiseaux (fusion des os, etc.) se retrouvent en fait tous chez les ptérosaures. Et quant aux caractères jugés distinctifs de Samrukia et censés le séparer des autres oiseaux connus (fosse sur la face interne de la mandibule, crête en avant de l’articulation avec le crâne), ce sont en fait des traits anatomiques bien connus chez beaucoup de ptérosaures. Au terme d’une comparaison anatomique simple, une conclusion s’impose : Samrukia nessovi n’est en fin de compte qu’un ptérosaure assez banal, probablement un azhdarchidé, groupe bien représenté en Asie centrale au Crétacé supérieur. Le phénix kazhak n’est sans doute pas près de renaître de ses cendres…

Un fragment de mâchoire de Samrukia nessovi (en haut) comparé à la partie correspondante d’une mâchoire de ptérosaure (en bas). Il y a comme un air de famille… (d’après Buffetaut, 2011).

Comment se fait-il, dira-t-on, que l’analyse phylogénétique, si poussée, n’ait pas montré que Samrukia est tout bonnement un ptérosaure ? Parce que, tout simplement, ses auteurs n’ont pas jugé utile d’y inclure des ptérosaures. En ne comparant les caractères de leur fossile qu’avec ceux des oiseaux et des dinosaures théropodes, ils ne pouvaient évidemment pas conclure qu’il fallait le placer parmi les reptiles volants, et il devait prendre place automatiquement parmi les oiseaux et leurs plus proches parents.

 

Contrairement aux reconstitutions tentées par Naish et ses collaborateurs (en bas), Samrukia n’est pas un oiseau géant (le David de Michel-Ange donne l’échelle), volant ou terrestre, mais un ptérosaure (en haut).

Victime de quelques erreurs méthodologiques, Samrukia nessovi doit donc renoncer à son rôle d’oiseau géant du Crétacé et rejoindre ses congénères les ptérosaures. Pour l’instant, Gargantuavis philoinos reste donc seul en scène – pas forcément pour toujours, car rien ne dit qu’on ne trouvera pas un jour d’autres très gros oiseaux du Crétacé. En tous les cas, l’oiseau gargantuesque amateur de vin n’est pas lui, un ptérosaure, quoi que certains aient pu en dire. Là encore, l’anatomie comparée est sans appel : ni le bassin, ni le fémur de Gargantuavis n’évoquent les ptérosaures. Qui plus est, lors des fouilles menées conjointement par l’Association Culturelle, Archéologique et Paléontologique de l’Ouest Biterrois sur le gisement Crétacé supérieur de Montplo (une ancienne vigne, d’ailleurs), à Cruzy (Hérault), une vertèbre cervicale singulière est trouvée en avril 2011. Elle montre des caractères tout à fait typiques des oiseaux, dans la forme des articulations notamment, mais il ne s’agit pas d’un petit oiseau : ses dimensions sont similaires à celles d’une vertèbre comparable chez le casoar (qui peut atteindre 1,70 m de hauteur). La vertèbre en question, que l’on peut admirer au Musée de Cruzy, vient d’être décrite et rapportée à Gargantuavis philoinos. Petit à petit le puzzle se complète, et même si bien des aspects de cet animal nous échappent encore (on ne sait encore rien de son crâne, par exemple), tout jusqu’ici confirme qu’il s’agit bien d’un grand oiseau non volant, qui vivait parmi les dinosaures sur l’île ibéro-armoricaine du Crétacé supérieur, il y a quelque 70 millions d’années.

 

Le site de Montplo-Nord, à Cruzy, au moment de la découverte de la vertèbre de Gargantuavis philoinos (Avril 2011).

La vertèbre de Gargantuavis trouvée à Montplo-Nord (en bas) comparée à une vertèbre cervicale de casoar actuel (en haut). Echelle: 1cm.

 

 

Buffetaut, E. & Angst, D. , 2012. New evidence of a giant bird from the Late Cretaceous of France. Geological Magazine, 1-4, doi:10.1017/S001675681200043X.

 

Buffetaut, E. & Le Loeuff, J., 1998. A new giant ground bird from the Upper Cretaceous of Southern France. Journal of the Geological Society London 155, 1–4.

 

Buffetaut, E. & Le Loeuff, J., 2010. Gargantuavis philoinos: giant bird or giant pterosaur? Annales de Paléontologie 96, 135–141.

 

Buffetaut, E., Le Loeuff, J., Mechin, P. & Mechin-Salessy,A. 1995. A large French Cretaceous bird. Nature 377, 110.

 

Naish, D., Dyke, G., Cau, A., Escuillié, P. &  Godefroit, P., 2011. A gigantic bird from the Upper Cretaceous of Central Asia. Biology Letters, 1–4, doi:10.1098/rsbl.2011.0683.

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Publié dans : Oiseaux fossiles

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2 Réponses pour “Gargantuavis et Samrukia : oiseaux rares du Crétacé – vrais et faux”

  1. Pascal Godefroit dit :

    « Arx tarpeia Capitoli proxima », disait ma grand-mère!

  2. Comme me le dit souvent mon épouse, par ailleurs délicieuse, errare humanum est, perseverare diabolicum…