Des fossiles de redoutables prédateurs viennent d’être découverts dans les vestiges de la mer des phosphates. Ressemblant à des piranhas par leurs dents tranchantes, ces nouveaux venus dans le club des monstres marins disparus brillent moins par leur taille que par leur étonnante origine évolutive. Ils sont issus d’une lignée de poissons aux mœurs pacifiques et indolents, des brouteurs de coraux et des broyeurs de coquilles, les pycnodontes.
Quid de la mer des phosphates ? A la fin du Crétacé et au début du Cénozoïque, la bordure sud de la Téthys, l’océan qui séparait les continents du nord de ceux du sud, était une zone très poissonneuse grâce à des upwellings. Ces courants venus des profondeurs amenaient près de la surface de la matière organique qui nourrissait une faune très diversifiée. Tous ces animaux, les petits comme les plus grands, ont produit d’énormes quantités d’excréments qui servirent de linceul à leur propre dépouille. L’accumulation de cette matière riche en phosphate couvre d’immenses surfaces en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Au Maroc, l’Office Chérifien des Phosphates exploite ces sédiments qui sont utilisés pour fertiliser les sols. Les millions de dents de requins et de raies qu’on y trouve ont permis de retracer l’histoire de ces poissons au moment de la crise biologique de la fin du Crétacé. Les reptiles marins ne sont pas rares. Dans les sédiments du Crétacé, ils sont représentés par d’immenses mosasaures, par des tortues et par des crocodiles, et seuls ces deux derniers groupes se retrouvent dans les sédiments du Cénozoïque. On retrouve aussi des vertébrés terrestres dont les restes ont sans doute été transportés par des courants depuis le continent tout proche. Le plus ancien éléphant connu, Phosphatherium, y a notamment été découvert. Les poissons osseux sont aussi abondants mais on les connaît encore très mal. Gageons que leur étude approfondie démarre bientôt. Peut-être que la découverte dont il est question maintenant déclenchera un regain d’intérêt pour ces animaux.
Depuis quelques années, d’étranges fragments de mâchoires portant des dents coupantes sont découverts dans les dépôts de phosphates au Maroc. Certains éléments correspondent à des morceaux de mandibules alors que d’autres, formés de rangées de dents fixées sur un os triangulaire, semblent être des éléments de mâchoires supérieures. A quel animal appartiennent-ils ? Tous les groupes de vertébrés, ou presque, ont été suspectés mais les spécialistes qui les ont observés, qu’ils soient experts de requins, de mammifères ou de différents types de reptiles (squamates et archosaures notamment) sont restés cois. Romain Vullo, chercheur CNRS à l’Université de Rennes, a alors proposé une hypothèse audacieuse : ces fragments de mâchoires pourraient bien appartenir à des pycnodontes.
Les pycnodontes sont des poissons emblématiques du Mésozoïque qui subsistent jusqu’à l’Eocène. Avec leur corps rond et comprimé latéralement, flanqué de longues nageoires, ils possèdent des dents broyeuses, rondes ou elliptiques, qu’on retrouve souvent isolées dans les sédiments. Les dents formaient plusieurs rangées sur la mandibule (les préarticulaires) et sur le palais (le vomer).
Comment imaginer que des dentures de ce type puissent être à l’origine des dents carnassières, alignées sur une ou deux rangées uniquement, de nos fossiles ? Plusieurs arguments ont été avancés. D’une part, l’espèce dont la dentition est la plus spécialisée (dents très tranchantes disposées sur une seule rangée) se rencontre dans les couches du Cénozoïque, c’est-à-dire les plus jeunes. Mais un autre type de dentition, moins spécialisé celui-là (les dents sont moins tranchantes et sont disposées sur plusieurs rangées), a été trouvé dans les couches de phosphates du Crétacé terminal, c’est-à-dire qu’elles sont un peu plus anciennes. Ce nouveau type forme en quelque sorte un intermédiaire entre l’espèce qui rappelle le plus un piranha et les pycnodontes « classiques ». D’autres formes, encore plus ressemblantes aux véritables pycnodontes, ont aussi été repérées dans des couches du Crétacé « moyen » du Niger et d’Angleterre. Cette série d’espèces forme une sorte de progression, ou de séquence évolutive, qui permet de rattacher prudemment la lignée des pycnodontes coupeurs au genre Gyrodus, un pycnodonte « classique » du Jurassique et du Crétacé inférieur. D’autres arguments permettent de rattacher ces poissons coupeurs aux pycnodontes, tels que la forme de certaines de leurs dents, leur mode d’implantation dans les mâchoires et leur histologie.
Mais l’argument le plus convaincant, selon moi, est le mode de fonctionnement de la mâchoire de ces animaux. Chez un poisson osseux classique, la mâchoire supérieure se referme à l’extérieur de la mâchoire inférieure. Lorsque la bouche est fermée, les dents du haut (du maxillaire et/ou du prémaxillaire) couvrent latéralement la mâchoire du bas (la mandibule). Chez les pycnodontes, par contre, il y a une occlusion (c’est-à-dire un contact entre les dents supérieures et inférieures), mais cette occlusion se produit entre des dents inférieures situées latéralement par rapport aux dents supérieures. Mais comment observer ce détail anatomique sur les dents tranchantes de nos prédateurs qui ne sont pas préservés en connexion anatomique ? Et bien, il suffit d’examiner de près les dents des mandibules pour observer des facettes d’usure sur leur face interne (linguale) alors que ces facettes sont situées sur les faces externes (labiales) des dents du haut. Cette disposition indique que l’os qui porte les dents du haut, qui est impaire (situé sur l’axe du corps), ne peut que correspondre à un vomer (l’os qui forme l’avant du palais). On retrouve bien là la structure si caractéristique des pycnodontes.
Voilà donc nos pycnodontes broyeurs devenus des sortes de piranhas carnassiers. Mais les lames des « ciseaux dentaires » sont inversées entre les deux types de poissons (un peu comme les ciseaux pour gauchers par rapport aux ciseaux pour droitiers).
Notons que les piranhas ne sont pas tous ces monstrueux mangeurs d’hommes qui peuplent nos cauchemars et les films d’horreur. Certains membres de la famille, les pacus, sont de paisibles végétariens qui se nourrissent de graines grâce… à leur dentition broyeuse (tiens donc, un peu comme nos feus pycnodontes dits « classiques »).
L’hypothèse sur la nature et l’origine de ces étranges dentitions a été publiée récemment par Romain Vullo et ses collaborateurs (Vullo et al., 2017). Il serait faux de penser, cependant, qu’elle fait l’unanimité au sein de la communauté des paléoichtyologistes. Des collègues la considèrent comme très improbable, voire franchement baroque. Ils voient plutôt dans ces étranges fossiles les restes d’un poisson bizarre, certes, mais qui appartiendraient au grand groupe des téléostéens. Il existe un moyen de trancher la question : simplement en découvrant et en étudiant d’autres éléments du squelette de ces poissons. Une raison supplémentaire pour étudier plus en détail les fossiles de poissons osseux des phosphates du Maroc.
Signalons, pour terminer, que ces nouveaux poissons ont reçu des noms. La forme la plus dérivée, celle du Paléocène, se nomme Serralamimus secare, ce qui veut dire à peu près « celui qui mime le piranha aux dents coupantes », la forme du Crétacé des Phosphates se nomme Eoserralamimus cattoi, ce qui signifie « l’aube (ou le précurseur) de celui qui mime le piranha de Catto » (M. Catto a fait don d’un spécimen) et une troisième forme, plus ancienne, se nomme Damergouia lamberti en raison de la localité d’origine (Damergou au Niger) et de la collection d’où il provient, celle de M. Lambert. Enfin une nouvelle famille, celle des Serrasalmimidae, a été créée pour accueillir ces nouveaux venus.
Référence :
Vullo, R., Cavin, L., Khalloufi, B., Amaghzaz, M., Bardet, N., Jalil, N.E., Jourani, E., Khaldoune, F. & Gheerbrant, E., 2017. A unique Cretaceous–Paleogene lineage of piranha-jawed pycnodont fishes. Scientific Reports, 7. doi:10.1038/s41598-017-06792-x
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