N’ayez crainte, nous n’allons pas commenter ici un débat entre feu Bernard Maris et Jean-Marc Sylvestre à propos de la situation économique de la France. Il s’agit, plus modestement, de traiter de croissance de la biodiversité durant les 150 derniers millions d’années. Et encore, pas de toute la biodiversité mais seulement d’une moitié de la biodiversité des vertébrés, celle des poissons. Car aujourd’hui, il faut le savoir, une espèce de vertébrés sur deux est un poisson, qu’il soit actinoptérygien (les poissons à nageoires rayonnées) ou chondrichtyen (les chimères, raies et requins). Comment en sommes-nous arrivés là ? Pour le comprendre, il faut étudier l’évolution de la biodiversité au cours du temps. En résumé et pour faire court, bref en deux mots : elle croît. Mais il y a croître et croître, comme me le disait un alsacien à la glande thyroïdienne hypertrophiée (le pauvre homme me disait aussi que ses brochets étaient des truites, aveu savoureux dans un billet consacré aux poissons).
Lorsque la valeur d’un paramètre augmente, elle peut le faire de diverses manières. La croissance peut être continue et se prolonger à l’infini : c’est la croissance dont rêvent les plus optimistes des économistes. Elle peut aussi s’essouffler et tendre vers l’horizontalité avec un point d’inflexion qui marque le moment où la courbe change de direction : c’est la courbe dont parle le gouvernement (français) à propos du chômage, courbe qui devrait selon lui marquer l’amorce d’une décroissance, ou en tout cas d’une diminution-de-l’augmentation. Dans notre cas, on va parler de courbe logistique.
Sur le temps long, celui des géologues et des paléontologues, on observe, grâce au registre fossile, une augmentation de la biodiversité globale, augmentation marquée par des périodes de stabilité et des chutes brutales, les fameuses cinq grandes extinctions massives (plus un certain nombre d’autres diminutions plus mineures). Des paléontologues ont recherché des tendances générales qui caractériseraient l’évolution de la biodiversité. Un des experts en la matière est Mike Benton, Professeur à l’Université de Bristol. En compilant les données du registre fossile, Benton a suggéré que la croissance de la biodiversité ne se produit pas de la même façon pour les animaux marins et pour les animaux terrestres. Pour les premiers, la courbe de croissance serait logistique (c’est-à-dire qu’il y aurait une stabilisation de la croissance avec un point d’inflexion) et pour les seconds, la courbe serait exponentielle, c’est-à-dire qu’il y aurait une augmentation constante de la croissance.
Guillaume Guinot, paléontologue à l’Université de Montpellier, et moi-même avons cherché à tester cette hypothèse en regardant ce qui s’est passé chez les poissons. Certes, les poissons n’ont point l’habitude de gambader sur la terre ferme, mais beaucoup d’entre eux vivent dans les eaux douces sur les continents. On peut imaginer (en tout cas, c’est notre hypothèse) que leur diversification suit le même modèle que pour les vertébrés terrestres. Près de la moitié des espèces d’actinoptérygiens vivent en eaux douces alors que le volume des eaux douces ne représente que 0,01% du volume total d’eau terrestre, ce qui fait beaucoup de poissons pour pas beaucoup d’eau… Une différence entre notre étude et celle de Benton est que cette dernière se contentait de compter les taxons fossiles qu’il connaissait alors que nous, nous comptons également ceux que nous ne connaissons pas ! « Diable » me direz-vous… Pourtant, aucune diablerie ici mais juste une histoire de fantômes. Car en paléontologie on connaît des fantômes, ou plutôt des lignées fantômes. Ce sont des lignées dont on ne connaît pas de fossiles mais dont on déduit l’existence pour des raisons de relations évolutives.
Imaginons qu’une espèce d’escargot a comme plus proche espèce une espèce de limace. L’escargot et la limace ont chacun une lignée qui remonte dans le temps. Il est assez probable que l’on trouve des fossiles d’espèces appartenant à la lignée de l’escargot, car les coquilles se fossilisent facilement. Mais il est peu probable que la lignée de la limace ait laissé le moindre fossile en raison de l’inconsistance des chairs de ces animaux. Pourtant, si les deux lignées sont sœurs, celle de la limace doit forcément être aussi ancienne que celle de l’escargot. Notre lignée de limaces devient fantôme : on ne la voit pas mais on sait qu’elle existe. Elle peut ensuite être comptabilisée dans l’estimation de la biodiversité.
Hardi petit, voyons ce qui se passe chez nos poissons. Après avoir passé les données à la moulinette pour régler quelques problèmes de phylogénie mal résolue et d’incertitudes dans les datations des fossiles, nous comptâmes les familles de poissons connues par des fossiles et comptâmes les familles fantômes, ceci pour le milieu marin et pour le milieu d’eau douce, et ceci sur 150 millions d’années pour les actinoptérygiens et 250 millions d’années pour les chondrichtyens.
Qu’obtient-on ? Et bien l’augmentation de la biodiversité des poissons d’eau douce suit une courbe exponentielle (ou une forme très voisine) alors que les poissons marins, que ce soient les sélaciens, les actinoptérygiens marins ou les deux pris ensemble, suivent une augmentation de type logistique. Ce n’est pas juste une impression, c’est démontré par des tests statistiques ! La courbe la plus caractéristique est celle des chondrichtyens qui forme un véritable plateau depuis la fin du Mésozoïque. Nos résultats corroborent donc ceux de Monsieur Benton.
Les causes à l’origine de ces tendances différentes en fonction des milieux de vie ne sont pas à chercher dans un mystérieux design que nous cacherait la Mère Gaïa. Il s’agirait plutôt de différences liées aux influences que l’environnement peut avoir sur la diversification des espèces au fil du temps, voire liées aux caractéristiques biologiques propres des organismes. Parmi les causes environnementales (exogènes), il est bien possible que la fragmentation des milieux d’eau douce, avec leur multitude de micro habitats et de petits bassins isolés les uns des autres, soit beaucoup plus propice à la spéciation que le milieu marin, plus homogène dans son ensemble. Parmi les causes propres aux organismes (endogènes), on peut imaginer que l’apparition d’une structure morphologique-clé, telle que l’appareil de Weber qui sert de « super oreille » des ostariophysaires, les poissons dominants dans les eaux-douces, permette de nouvelles radiations évolutives.
Enfin pour terminer, un petit mot à l’adresse des plus optimistes de nos lecteurs. Les résultats présentés ici ne sont visibles qu’à une échelle de temps qui se compte en millions d’années. Elle n’a rien à voir avec l’échelle de temps, mesurée en décennies ou en siècles, qui caractérise les événements affectant actuellement la biodiversité. L’augmentation de la biodiversité observée en millions d’années ne compensera certainement pas la catastrophe qui touche la biodiversité et la biomasse des poissons, ceci dans presque tous les milieux aquatiques. Désolé pour cette note peu positive…
Références :
Benton, M.J. 1997. Models for the diversification of life. Trends Ecol. Evol. 12: 490–495.
Guinot, G. & Cavin, L. 2015. Contrasting ‘‘Fish’’ Diversity Dynamics between Marine and Freshwater Environments, Current Biology, http://dx.doi.org/10.1016/j.cub.2015.07.033
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