C’est bientôt l’été et, enfilage de maillot oblige, il est désormais de tradition les premières chaleurs venues de nous efforcer de modifier un temps soit peu nos habitudes alimentaires… Les rencontres du Dinoblog approchant à grand pas, bourré de bonnes résolutions, je me résigne donc à m’asseoir devant une assiette remplie de salade. Comment expliquer un tel changement de comportement alors qu’il y a quelques mois encore j’aurais fondu pour tremper un dernier crouton dans un caquelon rempli de fromage, quitte à en faire une insomnie. A force de mâchonner mes insipides feuilles de laitue, action qui provoque en moi autant de plaisir que de faire une dizaine de pompes, j’en viens à me demander si des changements aussi sévères de comportement alimentaire pourraient avoir influencé l’évolution de certains groupes. Et qui mieux qu’un pachyderme pouvait nous démontrer le poids de nos choix alimentaires…
Le professeur Adrian Lister du Muséum d’Histoire Naturelle de Londres propose que des changements comportementaux, ceux liés au régime alimentaire par exemple, pourraient avoir influencé l’évolution morphologique de certaines espèces. Il reprend ainsi certains aspects d’une théorie connue sous le nom d’« effet Baldwin », du nom du psychologue et philosophe américain James Mark Baldwin. Ce concept, largement discuté depuis plus de 100 ans, considère les changements de comportement durables au cours de la vie d’un individu comme des précurseurs de changements adaptatifs à long terme et déterminés génétiquement. Déjà en 1859 dans son origine des espèces, Darwin s’interrogeait sur le rôle évolutif du comportement : « la sélection naturelle pourrait facilement adapter la conformation de l’animal à ses habitudes modifiées, ou exclusivement à l’une d’elles seulement. Toutefois, il est difficile de déterminer, cela d’ailleurs nous importe peu, si les habitudes changent ordinairement les premières, la conformation se modifiant ensuite, ou si de légères modifications de conformations entraînent un changement d’habitudes ; il est probable que ces deux modifications se présentent souvent simultanément.»
Spécialiste des éléphants, Adrian Lister va utiliser son groupe fétiche pour tenter de nous convaincre de l’importance évolutive jouée par les différences de comportement. Les premiers représentants de l’ordre des proboscidiens (les éléphants et leurs cousins) vivaient en forêt et devaient se nourrir principalement de feuilles. Toutefois, leurs habitudes alimentaires ont évolué au gré des changements climatiques et, avec elles, leur morphologie. Les éléphants et leurs cousins à trompe ont une histoire longue et relativement bien documentée. Adrian Lister s’est intéressé plus particulièrement à l’évolution du groupe en Afrique de l’Est au cours des 20 derniers millions d’années. Les isotopes du carbone contenus dans les dents lui ont permis de signer des différences dans la consommation de plantes à différentes époques. Il a ensuite comparé ces données à plusieurs mesures dentaires, en particulier la hauteur de la couronne des dents et le nombre de lames dentaires. Il est en effet généralement convenu qu’un accroissement de la hauteur de la couronne dentaire et du nombre de lames pourrait permettre d’incorporer une plus large part abrasive dans le bol alimentaire.
Il y a environ huit millions d’années, plusieurs espèces de proboscidiens ont ainsi changé de régime alimentaire et sont passées d’un régime folivore (mangeurs de feuilles) à un régime herbivore (au sens mangeurs d’herbe stricts). Pour Adrian Lister, ce changement fut relativement rapide et s’est produit à un moment où les savanes étaient toujours largement parcellaires tandis que les milieux forestiers constituaient une part importante du paysage Est africain. Un tel clairsement des milieux de savane renforce son intuition que le changement comportemental des proboscidiens est apparu par « choix » plutôt que par nécessité. L’étude révèle que le changement de régime alimentaire s’est produit environ 3 millions d’années avant que les proboscidiens n’acquièrent des dents à couronnes hautes, le nombre de lames dentaires les constituant ayant augmenté conjointement. Un tel délai entre les changements comportementaux et la réponse évolutive suggère que ces changements ont ouvert la voie à des changements morphologiques plus complexes, le temps qu’il aura fallu à la sélection naturelle pour « ajuster » la morphologie à un nouveau mode de vie. L’histoire est belle mais tout de même un peu simpliste puisque la hauteur de la couronne dentaire et le nombre de lames ne reflètent qu’une partie de la morphologie dentaire et la seule prise en compte de ces paramètres pourrait en réalité masquer la complexité de son évolution.
Alors, à tous les gourmands, méfiez-vous de vos comportements alimentaires ! Ils pourraient vous maudire sur plusieurs générations … Quand à moi, je finis ma salade avec fierté et un coup de fourchette éléphantesque.
Référence :
- Lister A, 2013. The role of behaviour in adaptive morphological evolution of African proboscideans. Nature 500 : 331-334.
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Les premières rencontres du Dinoblog auront lieu les 4 et 5 juillet. Vous pouvez vous inscrire jusqu’au 25 juin en écrivant à : dinoblog@yahoo.fr.
Pour tout savoir sur les tarifs, le programme etc, c’est ici et ici
Publié dans : Mammifères fossiles,Nouveautés
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Bonjour,
Il est vegan, votre Adrian Lister?
Est-ce qu’il donne des idées sur le pourquoi du changement de comportement?
Merci!
Bonjour Laurent,
Je ne crois pas qu’Adrian soit vegan … La sélection d’un nouveau comportement pourrait avoir constitué un avantage permettant aux proboscidiens d’exploiter une nouvelle niche où la compétition pouvait être moins forte.
Cela me rappelle bigrement l’histoire très récente des lézards de l’île Hrid Podmrcaru au large de la Croatie, qui avaient « défrayé la chronique » en 2008. Quelques liens pour aider ceux qui auraient oublié ou seraient passé à côté:
http://www.hominides.com/html/theories/preuve-evolution-lezard.php
L’article original (il est en téléchargement libre):
Herrel, A., K. Huyghe, B. Vanhooydonck, T. Backeljau, K. Breugelmans, I. Grbac, R. Van Damme and D.J. Irschick (2008) Rapid large scale evolutionary divergence in morphology and performance associated with exploitation of a different dietary resource. Proc. Natl. Acad. Sci. 105: 4792-4795.
Full text (PDF):
http://www.pnas.org/content/105/12/4792.full.pdf
ou
http://www.anthonyherrel.fr/publications/Herrel%20et%20al%202008%20PNAS.pdf
Et là l’étude est facile puisque ce sont des animaux contemporains et vivants.
Merci Jacques pour votre commentaire et pour ces liens vraiment utiles. Un autre exemple très intéressant en effet !
Quid de l’évolution de la longueur de la trompe ? genre les feuilles d’abord (trompe un peu courtaude pour aller au sol sans génuflexion; tetralophodon ?) puis l’utilité avérée de cet « outil » multifonction induisant son évolution morphologique… Bon enfin ce que j’en dis… Mais intéressant la genèse à dents et lèvres
Si je ne me trompe, voici une bonne idée pour un futur blog …