Dans la série « je déconstruis la paléontologie » (ou « je scie la branche sur laquelle je suis assis »), après « les dinosaures n’existent pas ! » voici donc « les fossiles ne servent à rien ! ». Le but n’est pas de traiter du rôle éventuel des fossiles dans la bonne marche du monde car on sait bien que, mis à part le pétrole (et éventuellement les microfossiles qui permettent de le découvrir), les fossiles sont d’une inutilité confondante. Ils ne servent au plus qu’à connaître comment la vie s’est développée sur Terre pendant quelques milliards d’années, une futilité… Il s’agit ici d’aborder une question très académique, mais fondamentale pour les amateurs de paléontologie que nous sommes : les fossiles sont-ils utiles pour reconstruire les phylogénies ? En d’autres termes, a-t-on besoin de connaître l’existence des dinosaures pour savoir que les plus proches parents des oiseaux sont les crocodiles ?
Le roman-photo d’un épisode de l’histoire de la paléontologie
Un débat autour de cette question fit rage dans les années 1980. Un des premiers chercheurs à répondre par la négative à cette question est Colin Patterson, un paléontologue qui a produit des travaux d’une précision incomparable sur les poissons mésozoïques. Comme on l’a vu dans le post cité précédemment, Patterson était un cladiste de la première heure (cette méthode qui cherche les relations de parentés entre les organismes en les regroupant dans des ensembles nommés « clades ») et son opposition aux notions de « relation ancêtre – descendant » et de « groupes ancestraux » l’a conduit à douter de l’utilité des fossiles pour découvrir les liens entre les organismes. Il considéra même que l’habitude de rechercher les ancêtres des groupes actuels, une approche qui tend à faire remonter dans le temps les lignées en oubliant parfois de les rattacher les unes aux autres, pouvait aboutir à nier l’existence même de l’évolution. Il est vrai que l’exemple utilisé par Patterson pour illustrer son propos est édifiant : il reprend une figure publiée par le suédois Erik Jarvik qui montre qu’à force de chercher des ancêtres pour chacune des lignées du monde vivant, on en vient à oublier que celles-ci ont des liens entre-elles (Fig. 2).
Il est vrai que la figure de Jarvik ressemble étrangement à la figure publiée plus d’un siècle auparavant par Louis Agassiz, paléoichtyologue et créationniste convaincu (voire entêté lorsqu’on réalise les efforts qu’il fit pour éviter d’intégrer l’évolution dans son mode de pensée), figure dans laquelle les différentes lignées se rapprochent les unes des autres mais ne se touchent jamais (Fig. 3).L’attitude de Patterson fit réagir ses collègues, en particulier Beverly Halstead. Il est l’un des premiers paléontologues à aborder la question de l’accouplement des dinosaures et, ce qui nous intéresse plus ici, un fervent opposant au cladisme, notamment lorsque cette méthode fut utilisée comme fil conducteur dans une exposition du Natural History Museum de Londres. Dans un commentaire publié dans Nature intitulé « Museum of errors » (1980), Halstead critique le cladisme, et indirectement Patterson, en utilisant le même reproche que ce dernier mais retourné comme une chaussette, à savoir que le cladisme serait un support pour les créationnistes. Dans le même temps, Patterson persiste dans son rejet de l’utilisation des fossiles pour les phylogénies (Fig. 4). Il crée, selon Lance Grande (2000), la « règle de Patterson ».
Un nouveau coup est asséné en 1981 par Colin Patterson avec la collaboration de deux collègues du Natural History Museum (Brian Gardiner et Peter Forey) et, en premier auteur, Donn Rosen de l’American Museum de New York. Dans cet article portant sur l’origine des tétrapodes la « bande des quatre » (en référence à la bande des quatre qui sévit en Chine après la mort de Mao Zedong) prétendent à nouveau que les fossiles n’apportent rien pour comprendre l’origine des vertébrés terrestres : seule l’étude des organismes vivants est utile (Fig. 5).
Heureusement pour les paléontologues, les auteurs signalent quelques lignes plus loin dans leur article que les fossiles méritent tout de même d’être étudiés (ouf !), mais pas pour des études phylogénétiques (Fig. 6).
Mais est-ce bien vrai que les fossiles sont inutiles pour reconstituer les phylogénies? Laissons la parole aux poissons eux-mêmes, suivant en cela Johann Jakob Scheuchzer dans son ouvrage « Doléances et revendications des poissons » publié en 1708. Traditionnellement, on rassemblait deux groupes de poissons actinoptérygiens actuels basaux (ou « primitifs »), les lépisostées et les amies chauves, des habitants des eaux douces nord-américaines, au sein des holostéens.
Colin Patterson, dans les années 1970, remet en question le groupe des holostéens, sur la base de l’étude des représentants actuels. En particulier, il note l’absence chez les lépisostées de certains caractères qui les placent désormais en groupe-frère du groupe amie – téléostéens nommé halécostomes.
Dans une superbe monographie décrivant l’ostéologie des lépisotées actuelles et fossiles, Lance Grande (2010), du Field Museum de Chicago, revoit l’ostéologie de lépisostées primitifs du Crétacé inférieur de la Formation Santana au Brésil. Il constate notamment que ces formes possèdent plusieurs des caractères clés absents chez les espèces actuelles (Fig. 9).
Bingo ! Grâce aux fossiles les lépisostées retrouvent leur place à côté de l’amie (aussi, un peu, grâce à des caractères partagés qui étaient passés inaperçus jusque-là). Et donc…
Ce qui fait dire à l’auteur de cette « résurrection » :
Comme dans tout roman-photo (j’imagine), il y a un happy end : le lépisostée redevient l’ami de l’amie chauve (ou, au choix, le brochet-alligator redevient l’ami du poisson castor) et les arguments des opposants de la première heure (qui ne sont malheureusement plus là pour acquiescer ou protester, Colin Patterson étant décédé en 1998 et Beverly Halstead en 1991) sont maintenant tempérés par les pratiques actuelles. Oui !, les fossiles sont utiles pour reconstruire les relations phylogénétiques entre les organismes. Non !, la cladistique n’est pas le terreau des créationnistes. Et oui !, bien que la méthode cladistique ne soit pas adaptée pour reconnaître une forme ancestrale, une succession d’ancêtres a bel et bien précédé chaque espèce vivante ou ayant vécu.
Références :
Agassiz L. 1833-1843. Recherches sur les Poissons fossiles (5 vols). Neuchâtel, Nicolet.
Agassiz L. 1869. De l’espèce et de la classification en zoologie 1869 [Essay on classification] (Trans. Felix Vogeli. Paris: Bailière,)
Grande L. 2000. Fossils, phylogeny, and Patterson’s Rule. Journal of the Linnean Society, Supplement: 24-32.
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[...] Dans la série « je déconstruis la paléontologie » (ou « je scie la branche sur laquelle je suis assis »), après « les dinosaures n’existent pas ! » voici donc « les fossiles ne servent à rien ! ». [...]
Ca me donne envie de relire « Le sourire du flamand rose ». Quelle bénédiction ce livre!
[...] Le Dinoblog, où la paléontologie dans tout ses états. L’équipe du Musée des Dinosaures d’Espéraza (Aude) a décidé de faire partager ses points de vue paléontologiques à un plus large public…. dont une excellente démonstration menée par Lionel Cavin qui se demande si les fossiles de servent à rien. [...]