Il ne sera pas question ici du niveau de la mer, hélas, croyez bien que celui-là continuera de monter. Plus prosaïquement, c’est au niveau des paléontologues que l’on s’intéressera…
Iguanodon ! Bientôt 200 ans de succès pour la « dent d’iguane » de Gideon Mantell, et pour fêter ça des controverses toutes neuves aussi. Des controverses un brin ésotériques puisqu’elles concernent la classification des différents représentants britanniques de la famille des iguanodontidés. Pour saisir toute la saveur de la dispute, replongeons nous d’abord dans un lointain passé : en 1822 (ou 1821, ou 1820, enfin dans ces années-là) le bon Docteur Mantell s’en va visiter ses patients dans le Sussex, au sud de l’Angleterre. Madame Mantell, qui l’a accompagné, s’ennuie ferme pendant que son mari soigne son petit monde, elle se balade autour de leur tilbury (qui est une voiture hippomobile légère) et voilà-t’y-pas qu’elle tombe sur de bizarres dents fossilisées dans la forêt de Tilgate.
Un côté émaillé, l’autre pas, mais qu’est-ce que c’est qu’ce truc mon chéri* ? Chéri est un peu embêté car franchement une dent pareille ne ressemble pas du tout à ce que cet érudit distingué a l’habitude de voir. Nous ne l’appellerons pas encore paléontologue car le mot ne sera inventé que quelques mois plus tard par Blainville.
Bref Gideon Mantell s’agace, correspond avec Cuvier, s’agace encore, et finit par se persuader que ce qui ressemble le plus à sa dent, ce sont les dents des iguanes actuels. Cuvier y voit, lui, des incisives de rhinocéros avant de changer d’avis et de se rallier à l’opinion de Mantell : ce sont les dents d’un reptile herbivore géant, puisque s’il a les mêmes proportions qu’un iguane il ferait dans les 60 pieds de long. Mazette, appelons le Iguanodon se dit alors Gideon, pas franchement inspiré sur ce coup-là. On est en 1825, Iguanodon est né. En 1829 un autre savant, Holl, qui est allemand et se mêle de ce qui ne le regarde pas vraiment, se dit que ça le fait mieux avec un nom d’espèce, et voilà que les dents de Tilgate s’appellent Iguanodon anglicus. Non d’un petit bonhomme en bois, on est anglais ou on ne l’est pas ! Et Iguanodon l’est, anglais. Enfin, pour l’instant.
Bien maintenant concentrez-vous, on va résumer les épisodes suivants : en 1878 des mineurs belges tombent sur une tripotée de squelettes d’Iguanodon à Bernissart, en Belgique ; Boulenger les baptise Iguanodon bernissartensis en 1881 (et pas belgicus, ce qui aurait pu être marrant). L’année suivante Hulke appelle Iguanodon seelyi un squelette trouvé sur l’Ile de Wight. En 1888 Richard Lydekker décrit un squelette partiel découvert près de Hastings sous le nom d’Iguanodon dawsoni ; il récidive l’année suivante avec deux autres morceaux de squelettes du Sussex : Iguanodon fittoni et Iguanodon hollingtoniensis. En 1914 Hooley découvre un squelette presque complet sur l’Ile de Wight : ce sera Iguanodon atherfieldensis. Ensuite, encéphalogramme plat jusqu’aux années 80 du siècle dernier où le paléontologue anglais David Norman révise tout ça et retient deux espèces valides : Iguanodon bernissartensis et Iguanodon atherfieldensis. Et les autres, y puent de la gueule ? Non, pas du tout mais bon faut bien simplifier un peu de temps en temps. A chacun son pacte de simplification.
A nouveau le calme revient sur le tout petit monde de l’iguanodontologie. On change de siècle, RAS. Et puis arrive 2010 et là c’est le festival, le feu d’artifice peuchère ! En deux ans cinq auteurs créent 11 genres et 12 espèces pour les Iguanodons anglais : Torilion dawsoni, Kukufeldia tilgatensis, Barilium dawsoni, Sellacoxa pauli, Hypselospinus fittoni, Wadhurstia fittoni, Huxleysaurus hollingtoniensis, Darwinsaurus evolutionis, Dollodon seelyi, Mantellisaurus atherfieldensis, Dollodon bampingi, Mantellodon carpenteri. Ca y est ils ont fondu les plombs, pensez-vous. En fait certains auteurs partent du principe que comme les couches géologiques qui contiennent les « iguanodons » anglais se sont déposées en plus de vingt millions d’années il y a forcément plus de deux espèces dans le tas (une espèce biologique vivant rarement plus de quelques millions d’années) et sans doute un paquet de genres.
Evidemment comme ils ne se sont pas concertés ils créent des noms différents pour les mêmes spécimens, créant un bel embrouillamini nomenclatural digne des plus grands (comme Cope et Marsh, pour ne pas les citer). Parmi les participants à cette cacophonie systématique figure le spécialiste de l’Iguanodon made in Britain, à savoir David Norman. Et David n’est pas content, mais alors pas content du tout de la tournure des événements, et il vient de le faire savoir dans un bel article synthétique dont s’inspire ce billet, un article paru dans une excellente revue tenue d’une main de fer par un suisse de velours. Faut dire que ses « concurrents » sont américains, et qu’au moins l’un d’entre eux n’a jamais mis les pieds dans les collections du Musée d’histoire naturelle de Londres où repose la plupart des fossiles en cause. Ca peut agacer, et David, ça l’agace, mettons-nous une seconde à sa place : « j’m'en vais lui faire une ordonnance, et une sévère, j’vais lui montrer qui c’est David. Aux quatre coins des States qu’on va l’retrouver, éparpillé par petits bouts façon puzzle… Moi quand on m’en fait trop j’correctionne plus, j’dynamite… j’disperse… et j’ventile… »
Dans le langage légèrement plus policé de la publication scientifique ça donne : « The plethora of new, yet invalid, taxonomic names suggests some inconsistency in the maintenance of standards associated with good taxonomic practice. The dangers inherent in allowing poor taxonomic practice to generate false measures of fossil diversity are outlined.” Que je traduirai librement par : “ Je voudrais pas paraître vieux jeu ni encore moins grossier. L’homme de Cambridge, parfois rude, reste toujours courtois mais la vérité m’oblige à te le dire : ton Greg commence à me les briser menu ! »
Ces amabilités mises à part que reste-t-il, selon notre Tonton flingueur, de cette fricassée de genres et d’espèces iguanodontoïdes ? Et bien deux dans le Valanginien (vers 138 Ma) et deux dans le Barrémien supérieur (125 Ma) ; car Norman, qui connaît le terrain, explique que tous les restes connus ne sont pas disséminés au fil des vingt millions d’années mais confinés à deux courtes périodes de temps. D’autre part les différences anatomiques sont souvent insuffisantes pour reconnaître des espèces différentes de celles établies au XIXe siècle. Pas de bol pour les ricains, Norman les a roulés dans la farine en publiant ses noms de genres quelques semaines avant eux ! On retiendra qu’il n’y a (presque) plus d’Iguanodon en Angleterre (quelques bouts de I. bernissartensis quand même) mais des Barilium, des Hypselospinus et autre Mantellisaurus. Et Iguanodon anglicus, le premier, l’iguanodon-étalon en quelque sorte? Et bien lui s’est fait empapaouter avec le concours de la Commission internationale de nomenclature zoologique, mais vous expliquer comment et pourquoi rendrait ce billet beaucoup trop long (si ça intéresse quelqu’un, qu’il exige des explications, il les aura). Moi je dis : c’est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases…
*Je précise que cette conversation est imaginée par l’auteur de ces lignes, elle ne fut hélas pas enregistrée.
Références :
Certaines citations apocryphes de ce billet sont très légèrement inspirées des Tontons Flingueurs, film de Georges Lautner, dialogué par Michel Audiard.
David B. Norman, 2013. On the taxonomy and diversity of Wealden iguanodontian dinosaurs (Ornithischia: Ornithopoda). Revue de Paléobiologie, 32, 385-404. Pdf ici
Publié dans : Evolution,Ornithopode,Paléobiodiversité
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Excellent billet.
J’adore ce style qui devrait devenir académique…
Bonne continuation !!
[...] [...]
On a parfois ce style par des profs en amphi… Ca rend la science particulièrement vivante et passionnante (et on apprend tout aussi bien).
J’adore !
[...] Il ne sera pas question ici du niveau de la mer, hélas, croyez bien que celui-là continuera de monter. Plus prosaïquement, c’est au niveau des paléontologues que l’on s’intéressera… Iguanodon ! [...]
« Et bien lui s’est fait empapaouter avec le concours de la Commission internationale de nomenclature zoologique »
J’exige des explications, on n’est quand même pas venus pour beurrer les sandwichs !!…
(s’il vous plait Mr.)
Ah ben y’en a un que ça intéresse quand même ! Je vais donc songer à un billet sur l’empapatouage d’Iguanodon anglicus…
Oui oui, siouplaît!
ça m’intéresserait bien aussi d’avoir une suite dans ce style délectable!
Porté par une telle vague me reste plus qu’à m’exécuter… mais laissez moi vous dire que vous m’préparez des nuits blanches… des migraines… des « nervous breakdown », comme on dit de nos jours.