Et voici aujourd’hui l’arrivée d’un nouveau DinOblogueur. Rompu à la vulgarisation scientifique, Jean-Louis Hartenberger se définit comme un paléontologue en voie de fossilisation. Spécialiste de rongeurs, il a travaillé au siècle dernier à l’Institut des Sciences de l’Évolution de l’Université Montpellier 2. Il viendra régulièrement nous parler d’évolution génétique et de paléomammalogie.
L’intitulé de ce billet parodie les titres de deux essais, l’un de Julien Gracq paru en 1949, puis celui de Pierre Jourde en 2002. Le premier estimait que la littérature pouvait avoir de l’estomac, alors que le second envisageait que trop souvent elle en était dépourvue. Les deux sont des pamphlets et gaussent la littérature de mode, celle qui ne survit guère aux saisons. Mon but est tout autre. Je ne me permettrais pas de moquer la génétique : elle est intemporelle. Elle coule dans nos veines, nous fait naître et vivre. Faudrait-il être ingrat pour la brocarder ? Je souhaite à l’inverse la louer et montrer son action bénéfique. L’estomac sera au centre de la démonstration. N’est-il pas un organe premier, proche à la fois du cœur et directeur de nos humeurs ?
Rappelons les faits anatomiques connus de longue date sur sa nature et fonction, avant de se pencher sur d’autres plus cryptiques révélés voici peu par la génétique moderne.
Tous les animaux vertébrés ou presque ont un estomac. Dans cet espace, antichambre de la digestion, sont secrétés acides et pepsines qui préparent la dégradation des aliments. C’est la première étape d’un long processus de digestion qui permet l’assimilation des éléments nutritifs.
Pourtant il en est parmi tous ces Vertébrés, nos confrères ou consoeurs, ils sont même presque une foule, qui en sont privés. Et il y a longtemps qu’on le sait. Ainsi au retour de l’expédition de Nicolas Baudin dans les Terres Australes, Georges Cuvier a eu l’opportunité de disséquer une ornithorynque. On est alors en 1804. Le savant constate dans ses « Leçons d’Anatomie » (tome 3, p. 387) que chez le mammifère d’Australie à bec de canard « la forme de l’estomac n’a pas de rapport avec celles qui se trouvent généralement chez les animaux de cette classe ». Et il ajoute plus avant, que plus du quart des poissons, certains exotiques, chimères et protoptères par exemple, d’autres plus ordinaires comme les cyprinidés et les labridés, sont tout aussi dépourvus d’estomac.
Nous voici 200 ans plus tard informés des causes originelles qui font que certains ont de l’estomac alors que d’autres en manquent, et ce grâce au vaste programme de séquençage du génome du vivant entrepris pour nous renseigner des nécessités et hasards qui modèlent la construction des phénotypes. Pour faire court, les différents gènes responsables de la fabrique des corps et de leurs organes ont été identifiés. Et à propos de l’estomac, généticiens et physiologistes estiment que cette innovation est apparue chez les Vertébrés voici 350 ma, dès les premières étapes de leur histoire (1).
Mais fallait-il encore que toutes ces glandes, une véritable usine de dégradation des molécules de protéines « longilignes », fussent nécessaires : pourquoi entretenir pour rien un appareillage coûteux en énergie si l’on se repait de nutriments dépourvus de ce type de molécule ? Et tout naturellement, sans pression de sélection contraignante, il y a eu perte de cette fonction gastrique qui associe acides et pepsinogènes (2). Cela a pu se produire dans différents groupes de poissons et à des moments de leur histoire tout aussi différents, et aussi chez les mammifères, en particulier l’ornithorynque, mais pas ces autres Monotrèmes que sont les échidnés. Dans le même temps l’espace qui abrite ces glandes gastriques s’est réduit et a même disparu : pour l’ornithorynque et d’autres, pas de gène, pas d’estomac. Et il apparaît aujourd’hui que cette perte d’un organe est irréversible, comme l’envisageait le paléontologue Louis Dollo quand il énonçait sa loi d’irréversibilité en 1890 : tout organe perdu au cours de l’évolution ne saurait réapparaître. La « réversion » est dans le champ des impossibles en matière d’évolution. Près de 5000 espèces de vertébrés qui ont perdu à jamais leur estomac en témoignent, et c’est leur histoire et leurs gènes qui nous l’apprennent.
Références
Koelz HR. 1992 Gastric acid in vertebrates. Scand. J. Gastroenterol. 27, 2–6. (doi:10.3109).
Castro LF, Gonçalves O, Mazan S, Tay BH, Venkatesh B, Wilson JM. 2014. Recurrent gene loss correlates with the evolution of stomach phenotypes in gnathostome history. Proc. R. Soc. B 2014 281, 20132669, published 4 December 2013.
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Bravo, superbe premier billet. Le style et le contenu donnent vraiment envie de fouiller la littérature sur le sujet pour en apprendre encore un peu plus sur l’apparition des premiers estomacs (et la raison)… et sur l’irréversibilité des pertes d’organes dans l’évolution.
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