Dans un intéressant ouvrage consacré aux représentations de la paléontologie au XIXe siècle, Ralph O’Connor note que les premiers ouvrages de vulgarisation furent essentiellement textuels, dépourvus d’illustrations, et notamment de reconstitutions d’animaux disparus, lesquelles apparaissent en abondance dans la seconde moitié du siècle. Nous évoquerons ici l’exception qui confirme la règle car s’il y eut en la matière un précurseur affirmé, ce fut certainement le naturaliste français Pierre Boitard, et ceci dès les années 1830, même si l’antériorité de ses œuvres a échappé à la perspicacité de nombreux chercheurs en raison d’une réédition posthume. Pourquoi cet oubli de cette œuvre majeure ? Parce que Paris avant les hommes, paru dès 1836 dans une revue, n’a été publié en volume que 25 ans plus tard, en 1861, deux ans après la mort de Boitard (une édition d’ailleurs largement révisée). Nous nous attacherons donc ici à rendre à Pierre Boitard sa place dans l’histoire de la vulgarisation paléontologique : la première, tout simplement…
Selon son ami Samuel-Henri Berthoud, Pierre Boitard (1789-1859) était un joyeux drille et « un grand doubteur » au sens où l’entendait Montaigne : il aimait disséminer des graines exotiques dans les sous-bois où venaient herboriser les botanistes de l’Université de Paris pour ensuite railler férocement leur crédulité. Berthoud, qui fut lui-même mystifié de cette manière, lui fit un jour une petite farce du même acabit. Herborisant avec Boitard, il l’amena dans le Bois de Vincennes jusqu’à une grande mare :
- Regardez, m’écriai-je, regardez, maître ! Quelle est cette magnifique plante ?
Je vois encore mon Pierre Boitard s’agenouiller péniblement, car il était fort obèse, devant la plante, qui n’était rien moins que le nénuphar bleu, un vrai fils de l’Orient.
Pierre Boitard, qui nourrissait dans son imagination l’amour du merveilleux tout autant que les confrères dont ils se raillait, se lança aussitôt dans une théorie très-savante, très-logique, très-motivée, selon lui, et à perte de vue, sur la manière dont la graine de nénuphar avait été apportée d’Orient en Europe.
Je le laissai parler ainsi sans conteste pendant un bon quart d’heure.
Puis, dépouillant mon habit et relevant la manche de ma chemise, je plongeai mon bras au bord de la mare et j’en retirai un pot à fleur dans lequel se trouvait planté le nénuphar, et dont la panse portait en gros caractères noirs les chiffres de Pierre Boitard, P.B.
A qui se fier avec de pareilles pratiques, et cette plante bizarre qui pousse au fond de votre jardin à l’Hay les Roses ou au Vésinet est peut-être bien un baobab semé par Boitard ou l’un de ses disciples (et méfiez-vous des baobabs, rappelez-vous du Petit Prince).
Bref ces gaillards n’engendraient pas la mélancolie. Dans sa jeunesse tumultueuse, Boitard avait été officier supérieur des corps-francs de Napoléon pendant les Cent-Jours. La vie militaire ayant perdu de son charme et le bonapartisme de son attrait, il se reconvertit dans une activité toute neuve et qu’on appellerait aujourd’hui de la vulgarisation scientifique. Il écrivit sous divers pseudonymes d’innombrables ouvrages de botanique, de jardinage ou de sciences naturelles, mais nous nous limiterons ici à évoquer la partie paléontologique de son œuvre. Pour mémoire nous rappellerons qu’il écrivit aussi des articles sur les beaux-arts et des feuilletons dramatiques pour le Journal des Débats et fonda notamment la Revue progressive d’agriculture, de jardinage, d’économie rurale et domestique. Ce fut donc un polygraphe de premier ordre.
En juin 1836 et novembre 1837 il fit paraître dans la revue Musée des Familles – Lecture pour Tous deux longs articles intitulés Paris avant les hommes, que l’on peut considérer comme la pierre sur laquelle se bâtira la vulgarisation paléontologique en France (Tu es Pierre Boitard, et sur cette pierre, etc.). Ce premier chef d’œuvre de la vulgarisation paléontologique est bâti sur le modèle du Diable Boiteux d’Alain-René Lesage (qui soulevait le toit des maisons de Madrid pour dévoiler les turpitudes qui se déroulaient à l’intérieur). Ici Boitard reçoit un soir, dans son appartement parisien, la visite impromptue d’Asmodée (le Diable Boiteux, donc) qui lui propose de visiter le lointain passé de Paris. Commence alors un voyage dans le temps des origines vers l’époque actuelle, où nos héros vont rencontrer bon nombre de créatures disparues, notamment quelques dinosaures (le terme ne sera inventé par Richard Owen que 6 ans plus tard), des plésiosaures ou des ichtyosaures. Le voyage est éprouvant pour Pierre Boitard qui est souvent à deux doigts de se faire avaler par l’un des monstres. Ainsi, alors qu’il s’enfuit devant un énorme crocodile il fait encore une mauvaise rencontre :
En fuyant à perdre haleine je longeai un instant le bord du lac, lorsque je vis nager de mon côté un mégalosaurus, lézard dont le corps, plus gros que celui d’un éléphant, me parut avoir au moins quatre-vingts pieds de longueur. Je m’élançai du côté de la colline, et je me trouvai nez à nez avec un géosaure, autre lézard d’une grandeur colossale qui leva son horrible tête au-dessus des roseaux.
Je jetai un cri de détresse et suppliai le génie de venir à mon aide. Mais, hélas ! il ne répondit à mon désespoir que par un long éclat de rire, et, sans se déranger, il se mit paisiblement à siffler un galop de M. Musard.
Le Diable Boiteux lui fait alors remarquer ce paradoxe temporel :
- Je vous avais prévenu, me dit-il enfin en s’interrompant, mais vous n’avez pas voulu écouter la voix de votre génie ! Vous êtes parti comme un étourdi et vous vous êtes effrayé comme un sot.
- Comme un sot ! dites-vous ? Je voudrais bien savoir comment l’homme le plus intrépide s’en serait tiré ?
- Il n’est pas question de cette autre sottise que là-haut vous appelez intrépidité, et qui, le plus souvent, consiste à mettre en loterie pour un rien, un niais préjugé, le seul bien réel que l’homme possède, sa vie. Il n’y a qu’un sot qui puisse jouer une partie où il y a tout à perdre et rien à gagner. Il est question de faire un raisonnement bien simple : comment vous aurais-je trouvé dans votre cabinet en 1836 si vous aviez été précédemment dévoré par un crocodile ? Tous ces animaux ne vous ont même pas aperçu, parce que vous n’appartenez à cette période anté-diluvienne que sous la forme invisible et impalpable, si forme il y a, d’un esprit, et soit dit entre nous sans vous fâcher, d’un assez pauvre esprit.
Cette petite digression n’intéressera peut-être que les amateurs de science-fiction ancienne, mais il semble que Boitard soit sinon le premier, du moins l’un des premiers à avoir théorisé clairement cette notion de paradoxe temporel. Quel homme ! Quelques années plus tard c’est aussi grâce au Diable boiteux que Boitard put aller visiter le soleil et les différentes planètes du système solaire (Voyage dans le Soleil, 1838 ; Etudes astronomiques, 1839 et 1840).
Pour en revenir à Paris avant les hommes, le lecteur n’aura pas manqué de remarquer que la description du mégalosaure (un dinosaure carnivore jurassique), celle d’un énorme lézard au corps gros comme un éléphant, est celle de Buckland ou de Mantell, les chercheurs anglais qui décrivirent les premiers dinosaures à partir d’ossements isolés au début des années 1820. Un peu plus loin Boitard voit passer un autre mégalosaure, ce qui lui permet d’affiner sa description :
Tout à coup je vis les arbres s’agiter et se courber les uns après les autres sur une longue ligne qui s’approchait de nous, j’entendais leurs branches craquer comme si on les eût rompues avec effort, et je vis la cime de plusieurs se pencher jusqu’à terre, puis se relever ensuite avec élasticité comme un ressort qui se détend. La plus énorme poutre traînée à travers une jeune futaie n’aurait pas produit un pareil effet. Je m’arrêtai net, saisi d’étonnement, et j’avoue que mes joues durent un peu pâlir lorsque je vis que la ligne de mouvement s’approchait directement vers nous comme une trombe qui brise et renverse tout sur son passage. Le spectacle qui s’offrit ensuite n’était pas fait pour me rassurer, car un épouvantable mégalosaure sortit du bois et s’avança dans la prairie où nous étions ; il avait au moins soixante pieds de longueur, et le plus grand crocodile n’eût été qu’un pygmée à côté de lui ; ses pattes, quoique très courtes en comparaison de son corps, avaient près de cinq pieds de longueur, et son corps avait au moins autant d’épaisseur, d’où il résulte que l’homme le plus grand aurait eu beaucoup de mal à atteindre son dos avec la main en levant le bras et se haussant sur la pointe des pieds ; ses mâchoires étaient armées de dents nombreuses, fortes et tranchantes ; sa tête avait plus de ressemblance avec celle d’un caïman qu’avec celle d’un lézard, mais tout son corps était couvert de petites écailles et tacheté de brun et de vert jaunâtre. Cet animal monstrueux passa à côté de nous et fut au bout du vallon se jeter dans la mer, d’où il était sorti. Nous le vîmes saisir, en marchant, un crocodile, l’enlever de terre, le broyer avec voracité entre ses effrayantes mâchoires, sans que ses pas en fussent ralentis d’une minute.
C’est ici une fascinante description de la première « photo officielle » des dinosaures, peu d’années avant que Richard Owen n’en fasse des espèces de rhinocéros reptiliens (ce que nous avons évoqué ici ). Plus globalement, la prose de Boitard est agréable, souvent pleine d’humour, et les rebondissements sont nombreux comme les illustrations dont quelques-unes sont reproduites ici (il n’y a malheureusement pas de représentation du mégalosaure). Boitard puise aux meilleures sources de l’époque pour livrer à ses lecteurs une ambitieuse fresque de l’histoire de la vie. (à suivre)
Les références sont à la fin de la seconde partie.
Publié dans : Histoire de la paléontologie
Les commentaires et les pings ne sont pas autorisés.
Passionnant article sur une ouvrage et un auteur oublié à notre époque si ce n’est comme tu le dis si bien par certains amateurs d’anticipations anciennes. Merci d’avoir ainsi « réhabilité » quelque peu cet auteur
[...] Dans un intéressant ouvrage consacré aux représentations de la paléontologie au XIXe siècle, Ralph O’Connor note que les premiers ouvrages de vulgarisation furent essentiellement textuels, dépourvus d’illustrations, et notamment de reconstitutions… [...]