Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Le cœlacanthe Latimeria est le seul genre de vertébré vivant qui possède une articulation au milieu de son crâne. Il est également celui dont le cerveau est le plus petit par rapport à la boîte qui le contient. Ce poisson, situé évolutivement dans la lignée des vertébrés à pattes (les tétrapodes), a été découvert vivant après que sa lignée a été considérée comme éteinte depuis des millions d’années.

Le cœlacanthe, sous sa version actuelle ou fossile, n’a quasiment plus de secret pour le lecteur attentif du DinOblog : on a découvert son génome complet, des espèces fossiles dans le Sud de la France et au sommet des Alpes, il a provoqué un débat sur sa nature de « fossile vivant » et suscité quelques critiques de livres qui le concernent, comme ici ou . Quelle surprise peut-il encore nous réserver ? Eh bien, le cœlacanthe possède un genou dans le crâne !

Admettons-le, le terme de « genou » est un peu excessif mais il illustre bien l’idée d’une articulation anatomique osseuse. Car c’est véritablement une articulation entre deux ossifications distinctes que Latimeria possède au milieu de sa boîte crânienne (entre le basisphénoïde et le prootique pour être précis). Il ne s’agit pas de la classique articulation qui permet à la mandibule de bouger par rapport à la boîte crânienne, celle qui nous permet de manger et de parler par exemple, mais d’une articulation qui autorise la moitié avant de la boîte crânienne à se déplacer légèrement par rapport à la moitié arrière. Si elle existait chez nous, cette articulation s’étendrait de l’avant des oreilles vers l’arrière du crâne, derrière les pariétaux. Je vous laisse imaginer le tableau. Et le cerveau de Latimeria, alors, comment se débrouille-t-il pour fonctionner dans un volume osseux et cartilagineux divisé en deux parties ?

Le cœlacanthe Latimeria possède une boîte crânienne articulée. Cette particularité se remarque extérieurement par une sorte de bosse sur sa tête (à gauche) et son crâne est clairement divisé en deux parties (i.j, à droite). (Dutel et al., 2015).

Un article qui vient de paraître dans la revue Nature nous apporte quelques éclaircissements. Il est le résultat d’une étude conduite par Hugo Dutel de l’Université de Bristol, un chercheur qui, lors de sa thèse au Muséum national d’histoire naturelle à Paris il y a quelques années, a étudié divers aspects de l’anatomie fonctionnelle de notre bon vieux cousin. Dans ce dernier papier, Hugo et ses collègues nous présentent des micro CT-scans de crânes de Latimeria à divers stades de développement dont un tout petit fœtus de 5 centimètres de long. Chez cette petite bête, le crâne et le cerveau sont incroyables, dignes d’un alien à la mode de Hans Ruedi Giger.

Les 5 spécimens de Latimeria étudiés par Hugo Dutel et al. (2019). Le spécimen ‘Pup 1’ possède encore son sac vitellin. (Dutel et al., 2019).


On distingue très bien chez lui les cartilages embryonnaires qui vont former les deux moitiés de la boîte crânienne ainsi qu’un énorme cerveau qui remplit l’ensemble de l’espace disponible. Il déborde même du crâne par le haut à travers le toit crânien qui n’est pas complètement fermé. Voilà un organe bigrement développé qui devrait annoncer un rejeton intellectuellement précoce, voire HP (haut potentiel) ! Mais les choses ne vont pas évoluer dans ce sens (au grand dam des parents s’ils avaient seulement la capacité d’y penser). Chez des embryons de taille un peu plus importante, d’une trentaine de centimètres et chez un nouveau-né d’un peu plus de 40 centimètres, le crâne s’agrandit mais le cerveau n’augmente pas de volume, ou presque. Et chez un adulte, qui dépasse 1,3 mètres de longueur, le cerveau n’est qu’un organe riquiqui logé au fond de la partie arrière de la cavité crânienne. Il n’occupe que 1% du volume disponible. Il paraît qu’il n’y a pas que la taille qui compte, pour le cerveau comme pour d’autres organes, mais là, vraiment, on ne peut espérer de notre poisson des fulgurances intellectuelles.

Image de la boîte crânienne (en bleu) du petit fœtus montrant une articulation en son milieu et le cerveau (en jaune) qui déborde au-dessus de crâne. (Dutel et al., 2019).

Jean Anthony, un des biologistes français qui a disséqué des cœlacanthes et produit une monumentale monographie avec Jacques Millot et Daniel Robineau, a décrit le cerveau de Latimeria comme un « organe dérisoire dans un logement démesuré » qu’il compare à une araignée oubliée au fond d’une boîte. Les « pattes » de l’araignée sont les nerfs qui innervent les organes olfactifs, les yeux et l’expansion qui conduit à l’hypophyse, une glande qui se situe au-dessus du palais.

L’article de Dutel et al. nous apporte d’autres informations sur le développement du cerveau et de l’articulation intracrânienne de Latimeria en lien avec une autre caractéristique remarquable de ce poisson. Bien que les cœlacanthes, comme tous les poissons, soient des vertébrés, ceux-ci ne possèdent pas de véritables vertèbres. Ils ont une série d’arcs neuraux, des sortes de fourches, qui chevauchent la moëlle épinière. Mais les cylindres osseux ou cartilagineux qui constituent les corps vertébraux chez tous les vertébrés, humains compris, n’existent pas chez le cœlacanthe. La série de vertèbres est remplacée par quelque chose qui, chez nous, précède la colonne vertébrale lors du développement embryonnaire et qu’on appelle la chorde. Cette chorde constitue une tige le long du corps de l’animal autour de laquelle se développent les organes. Tout à l’avant de la chorde, chez l’embryon, apparaissent rapidement des cartilages parachordaux. En grandissant, la chorde de l’embryon se transforme généralement en vertèbres et les cartilages parachordaux se transforment en os qui formeront la base de la boîte crânienne de l’adulte, sauf chez Latimeria où cette extrémité de la chorde ne se transforme pas de la sorte mais s’agrandit. Venant buter à l’avant de cette extrémité se développe alors la moitié avant de la boîte crânienne. Selon cette étude, il s’agit donc de la persistance d’une chorde qui est à l’origine d’un crâne articulé chez Latimeria.

Durant la croissance de Latimeria, son cerveau, en jaune, prend de moins en moins de place dans la boîte crânienne alors que la chorde, en vert, s’agrandit. (Dutel et al., 2019).

Voilà donc une explication du « comment » de l’articulation intracrânienne, mais l’esprit humain ne peut s’empêcher de penser au « pourquoi ». Sur la base des fossiles de cœlacanthes, puis des premiers spécimens pêchés, on a pensé qu’elle permettait d’agrandir l’ouverture de la bouche lorsque les poissons attrapaient de grandes proies. Mais une précédente étude d’Hugo Dutel et ses collègues a montré, sur la base de dissections et d’analyses morphofonctionnelles, que l’angle de déplacement de la partie avant du crâne par rapport à la partie arrière (de l’ordre de 5°) est loin de permettre un agrandissement important de la gueule. Il semblerait plutôt que ce mouvement soit utile pour amortir la fermeture de la gueule lorsqu’une proie est attrapée. Le mécanisme semble bien utile lorsqu’on sait que la force exercée par la fermeture de la gueule de Latimeria est l’une des plus puissante pour un poisson de cette taille. Heureusement que ces animaux débonnaires ne montrent aucune agressivité envers les plongeurs de l’équipe de Laurent Ballesta lorsqu’ils leur rendent visite.

Graphique montrant la relation entre la force de la mâchoire (axe vertical) et la taille corporelle (axe horizontal). Le cœlacanthe est représenté par un petit astérisque rouge. Seuls quelques requins, et un crocodile, ont plus de puissance dans leurs mâchoires (mais ils sont aussi plus grands…). (Dutel et al., 2015).

Références :

Dutel, H., Herbin, M., Clément, G. and Herrel, A., 2015. Bite force in the extant coelacanth Latimeria: the role of the intracranial joint and the basicranial muscle. Current Biology, 25(9), pp.1228-1233.

Dutel, H., Galland, M., Tafforeau, P., Long, J.A., Fagan, M.J., Janvier, P., Herrel, A., Santin, M.D., Clément, G. and Herbin, M., 2019. Neurocranial development of the coelacanth and the evolution of the sarcopterygian head. Nature, 17 April.

 

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Publié dans : fossiles vivants,Nouveautés

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