Helder Gomes Rodrigues est paléontologue spécialiste de l’évolution des mammifères. Cet article est inspiré de sa conférence aux dernières Rencontres du Dinoblog
Quand t’es dans le désert depuis très longtemps et que tu te demandes à quoi ça sert… d’avoir des longues dents. Pas question de parler d’animaux carnivores ici, mais plutôt de paisibles mammifères herbivores présentant la singulière particularité d’avoir développé des dents à croissance prolongée ou continue se manifestant par une couronne dentaire très haute. Si vous vous demandez si cela contribue ou non à embellir leur sourire, là n’est pas la question, mais plutôt à quoi ces grandes dents peuvent-elles bien leur servir ?
Si le cas le plus emblématique est celui des rongeurs avec leur paire d’incisives proéminentes, nous nous intéressons ici plutôt aux mammifères dits « ongulés » (chevaux, éléphants, ruminants…), dont bon nombre d’entre eux sont également connus pour leurs très grandes molaires et prémolaires. Cette innovation morphologique permettrait notamment à ces ongulés, de lutter contre une très forte usure dentaire généralement associée à une alimentation très abrasive. Ces caractéristiques abrasives seraient dues majoritairement à des particules de silice présentes en grande quantité dans des plantes buissonnantes à herbacées, comme les graminées. Ce type de végétation de milieux plutôt arides et peu boisés se serait surtout développé sur de nombreux continents il y a 15 à 20 millions d’années. De nombreux mammifères ongulés fossiles se seraient alors adaptés à la consommation de ces nouveaux types de plantes grâce à une denture plus résistante. L’histoire pourrait s’arrêter là, mais c’était sans compter sur l’étude des faunes sud-américaines qui nous ont offert une toute autre version !
Je m’apprête donc à vous parler des notongulés, qui étaient des mammifères ongulés fossiles, endémiques d’Amérique du sud et qui seraient apparus il y a plus de 55 Ma. Ce qui est surprenant, c’est que les notongulés pouvaient ressembler à s’y méprendre à des rhinocéros, des chevaux, et même des lapins ou des rongeurs ! Charles Darwin, qui lui-même a été un des premiers à collecter des restes en Uruguay, fut à la fois stupéfait et fasciné par ces ongulés sud-américains, qu’il qualifia, dans Le voyage du Beagle, de plus étranges animaux jamais découverts.
Mais la plus grande particularité de ce bestiaire fossile repose en fait sur leur étonnante denture. Il a été montré en effet que ces notongulés étaient très précoces comparés à leurs analogues herbivores nord-américains et eurasiatiques, en développant des dents à croissance prolongée, une vingtaine de millions d’années avant eux, c’est-à-dire il y a environ 40 Ma ! Ils ont par la suite poussé à l’extrême cette adaptation en ayant l’ensemble de leurs dents à croissance continue, une innovation recensée dans pas moins de quatre familles différentes de notongulés, il y a déjà plus de 20 Ma ! De là à dire que cette convergence adaptative était associée à la consommation de graminées, il n’y avait qu’un pas, que de nombreux chercheurs ont aisément franchi. Le problème est que ce type de végétation était très peu abondant entre 40 et 20 Ma en Amérique du Sud. Voyez donc que pas mal de scientifiques se sont déjà cassés les dents sur cet épineux problème, sans en trouver la solution.
Des études récentes ont alors proposé une nouvelle hypothèse en suggérant que ces dents à rallonge seraient indirectement associées aux divers épisodes volcaniques impliqués dans la formation de la cordillère des Andes. Une hypothèse nébuleuse, de la poudre aux yeux ou même de perlimpinpin me direz-vous ? Pas tant que ça en vérité.
Ce volcanisme combiné au refroidissement climatique entre 40 et 20 Ma aurait fortement contribué à une aridification des environnements, enregistrés notamment en Patagonie. De nouvelles formations végétales, majoritairement arbustives à buissonnantes se seraient développées, remplaçant progressivement les forêts, et proposant alors de nouvelles ressources alimentaires pour les notongulés. Ces épisodes volcaniques ont aussi contribué au relargage de poussières dans l’atmosphère, également provoqué par des vents violents. Ces poussières se seraient alors abondamment déposées sur les plantes consommées par de nombreux mammifères herbivores. Avoir des dents à croissance continue s’avérerait donc être une des parades adoptée par de nombreux notongulés pour lutter contre les poussières, et par voie de conséquence contre l’usure dentaire. Cela leur a probablement permis de diversifier leur alimentation et ainsi de prospérer dans des environnements changeants et contrastés ces vingt derniers millions d’années.
Mais l’évolution a également la dent dure puisque les notongulés ont finalement disparus, il y a quelques 5000 ans. Ces derniers ont peut-être été victimes de leur (trop ?) forte spécialisation écologique, ainsi que de leur évolution, isolés sur le continent sud-américain durant plus de 50 millions d’années. Cette spécialisation ne leur a surtout pas permis de s’adapter à l’arrivée massive de concurrents herbivores et de nouveaux prédateurs en provenance d’Amérique du Nord qui les ont finalement supplantés… oserais-je dire, à l’usure. Encore une preuve qu’avoir les dents longues, n’est pas toujours un gage de longévité.
Références :
Darwin CR. 1845 Journal of researches into the natural history and geology of the countries visited during the voyage of H.M.S. Beagle round the world, under the Command of Capt. Fitz Roy, R.N, 2nd edn.London, UK: John Murray.
Dunn R.E., Strömberg C.A.E., Madden R.H., Kohn M.J., Carlini A.A. 2015. Linked canopy, climate, and faunal change in the Cenozoic of Patagonia. Science 347, 258-261.
Gomes Rodrigues H., Herrel A., Billet G. 2017. Ontogenetic and life history trait changes associated with convergent ecological specializations in extinct ungulate mammals. P. Natl. Acad. Sci. USA 114, 1069–1074.
Kohn M.J., Strömberg C.A.E., Madden R.H., Dunn R.E., Evans S., Alma P., Carlini A.A. 2015 Quasi-static Eocene–Oligocene climate in Patagonia promotes slow faunal evolution and mid-Cenozoic global cooling. Palaeogeogr. Palaeoclimatol. Palaeoecol. 435, 24-37.
Publié dans : Amérique du Sud,Evolution,Mammifères fossiles,Nouveautés
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