Voici revenu le temps du Tour de France. Pendant trois semaines le vocabulaire imagé des commentateurs cyclistes écorchera parfois vos oreilles, voici donc quelques éléments de langage indispensables pour décortiquer l’actualité juilletiste : pendant les étapes de plaine le peloton va quotidiennement rattraper les échappés après avoir absorbé les vaillants coureurs en chasse-patate (un coureur en chasse-patate a quitté le peloton pour tenter de rejoindre l’échappée, souvent en vain), puis la route s’élèvera et ce sera l’heure des exploits héroïques des grimpeurs partis en facteurs (c’est-à-dire mine de rien, discrètement, sans faire de bruit), ou à la faveur d’une franche attaque, se hisser les premiers au sommet des cols…
Ah le charme du vocabulaire de la pédale ! Mais nous sommes sur le Dinoblog, que signifie ce cours de terminologie vélocipédique ? A-t-il perdu l’esprit ? Point, chers amis, point ! Il se trouve que vient de paraître un article scientifique évoquant à la fois le comportement de trilobites dévoniens, les stratégies des forçats de la route et les savoureuses langoustes blanches des Caraïbes. Une telle conjonction ne pouvait être passée sous silence et vous me remercierez, je n’en doute pas, de vous aider ainsi à pousser un peu plus loin dans le temps l’analyse des exploits des héros de la Grande Boucle, à l’heure de l’apéro.
Revenons d’abord sur le peloton : pourquoi les coureurs cyclistes s’obstinent-ils à adopter sur nos routes un comportement grégaire plutôt que de pédaler gentiment par petits groupes en sifflotant ? C’est qu’ils maîtrisent parfaitement les lois de la physique, en l’occurrence de l’aérodynamisme : les coureurs en tête du peloton, en général des gros baraqués, doivent pédaler vigoureusement pour entraîner leurs collègues qui se contentent, planqués dans leur sillage, de quelques coups de pédale de temps en temps. Ils économiseraient ainsi plus de 60 % d’énergie par rapport aux leaders. Les observateurs avisés savent aussi que le peloton prend différentes configurations en fonction de sa vitesse. Quand il avance tranquillement, c’est une grosse boule compacte qui occupe toute la largeur de la route ; lorsque la vitesse augmente et que les coureurs approchent de leurs capacités maximales le peloton devient une longue file indienne. Moment décisif où peut survenir le célèbre « coup de bordure » : le peloton, suite à une perfide accélération des hommes de tête, se casse en plusieurs morceaux et souvent les coureurs piégés vont perdre de longues minutes à l’arrivée… Des minutes de 60 secondes néanmoins, mais j’use ici de l’expression consacrée. La même stratégie est utilisée par les langoustes caraïbes lors de leurs migrations : un individu puissant entraîne dans son sillage une file de ses congénères qui économisent ainsi leurs forces.
Et la paléontologie dans tout ça ? Et bien le trilobite polonais, figurez-vous, semble avoir pratiqué les mêmes figures de style que les coureurs cyclistes, à la fin du Dévonien, il y a environ 365 millions d’années. Les trilobites, rappelons-le, sont un grand groupe d’arthropodes marins qui s’épanouirent au Paléozoïque avant de disparaître. Précisons que les classifications récentes n’en font pas, au sein des arthropodes, de proches cousins des langoustes et des crabes (les crustacés) mais des araignées. Les crustacés sont eux plus proches des insectes. C’est en Pologne donc, dans les Montagnes de la Sainte-Croix (une toponymie qui sent un peu l’eau bénite, confessons-le…) qu’ont été mis au jour des flopées de trilobites fossilisés en file indienne. Ce n’est pas un cas isolé, puisque plusieurs dizaines d’exemples sont connus. On suppose que ces petits animaux sont morts subitement au cours d’une migration en traversant une zone sous-marine dépourvue d’oxygène. Mais pourquoi nos trilobites du genre Trimerocephalus (de la famille des phacopidés) se déplaçaient-ils ainsi en file ? Probablement, à l’instar des langoustes caraïbéennes et des cyclistes d’aujourd’hui, pour économiser de l’énergie, en utilisant le sillage du premier animal, généralement un costaud. Notons que, comme l’illustre la figure, nos trilobites pourraient avoir utilisé les deux stratégies évoquées plus haut : en file indienne à vive allure, en groupe à vitesse plus réduite. Ont-ils été victimes d’un coup de bordure ? Nos savants collègues ne le disent pas. Ou du moins pensent-ils plutôt qu’ils ont pu traverser une zone dépourvue d’oxygène, ce qui entraîna le décès subit du peloton.
Les amateurs de la petite reine constateront ainsi que depuis l’aube des temps la capacité aérobie (VO2max) est un facteur essentiel de succès dans les épreuves de longue haleine.
Références :
Hugh Trenchard, Carlton Brett & Matjaz Perc. 2017. Trilobite “pelotons”: Possible hydrodynamic drag effects between leading and following trilobites in trilobite queues. Paleontology, Vol. 60, Issue 4, 557-569
Andrzej Radwanski, Adrian Kin & Urszula Radwanska. 2009. Queues of blind phacopid trilobites Trimerocephalus: A case of frozen behaviour of Early Famennian age from the Holy Cross Mountains, Central Poland. Acta Geologica Polonica 59, 4: 459-481.
Publié dans : Invertébrés
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[...] Voici revenu le temps du Tour de France. Pendant trois semaines le vocabulaire imagé des commentateurs cyclistes écorchera parfois vos oreilles, voici donc quelques éléments de langage indispensables pour décortiquer l’actualité juilletiste Par Jean Le Loeuff, 13.07.2018 "… Et la paléontologie dans tout ça ? Et bien le trilobite polonais, figurez-vous, semble avoir pratiqué les mêmes figures de style que les coureurs cyclistes, à la fin du Dévonien, il y a environ 365 millions d’années. Les trilobites, rappelons-le, sont un grand groupe d’arthropodes marins qui s’épanouirent au Paléozoïque avant de disparaître. Précisons que les classifications récentes n’en font pas, au sein des arthropodes, de proches cousins des langoustes et des crabes (les crustacés) mais des araignées. Les crustacés sont eux plus proches des insectes. C’est en Pologne donc, dans les Montagnes de la Sainte-Croix (une toponymie qui sent un peu l’eau bénite, confessons-le…) qu’ont été mis au jour des flopées de trilobites fossilisés en file indienne. Ce n’est pas un cas isolé, puisque plusieurs dizaines d’exemples sont connus. On suppose que ces petits animaux sont morts subitement au cours d’une migration en traversant une zone sous-marine dépourvue d’oxygène. Mais pourquoi nos trilobites du genre Trimerocephalus (de la famille des phacopidés) se déplaçaient-ils ainsi en file ? Probablement, à l’instar des langoustes caraïbéennes et des cyclistes d’aujourd’hui, pour économiser de l’énergie, en utilisant le sillage du premier animal, généralement un costaud."(…) Références : Hugh Trenchard, Carlton Brett & Matjaz Perc. 2017. Trilobite “pelotons”: Possible hydrodynamic drag effects between leading and following trilobites in trilobite queues. Paleontology, Vol. 60, Issue 4, 557-569 Andrzej Radwanski, Adrian Kin & Urszula Radwanska. 2009. Queues of blind phacopid trilobites Trimerocephalus: A case of frozen behaviour of Early Famennian age from the Holy Cross Mountains, Central Poland. Acta Geologica Polonica 59, 4: 459-481. [...]
[...] Voici revenu le temps du Tour de France. Pendant trois semaines le vocabulaire imagé des commentateurs cyclistes écorchera parfois vos oreilles, voici donc quelques éléments de langage indispensables pour décortiquer l’actualité juilletiste Par Jean Le Loeuff, 13.07.2018 [...]
Oui mais… les Trimerocephalus en tête auraient-elles (ils?) été contrôlés positifs à l’arrivée?