On connait le goût prononcé des dinosaures de la famille des spinosauridés pour les poissons. Une nouvelle victime de leur penchant coupable vient d’être découverte gisante au milieu de l’ « empire du million d’éléphants ». Que s’est-il passé ? Comme préambule, signalons que les spinosaures ne mangeaient pas exclusivement du poisson car on a retrouvé des vertèbres de dinosaure dans ce qui fut l’estomac de l’un d’entre eux et la dent d’un autre fichée dans les vertèbres d’un ptérosaure. Mais quand-même, les poissons occupaient une place importante dans le régime alimentaire de ces dinosaures qu’on peut qualifier de piscivore. La preuve de ce régime se voit comme le nez au milieu de la figure : les spinosaures ont une gueule à manger du poisson avec leur museau allongé et étroit, leurs dents coniques, les grandes griffes de leurs pattes antérieures. Tous ces attributs sont ceux d’un bon pêcheur.
Plus récemment, la géochimie est venue confirmer cette impression car le signal environnemental conservé dans leurs os fossilisés trahit un véritable amour pour le monde aquatique. Voilà une chose acquise, les spinosaures aiment le poisson. Mais que sait-on de leurs victimes trop souvent oubliées ?
Les poissons qui batifolaient aux côtés des spinosaures étaient diversifiés et abondants. On en connaît surtout de petits morceaux car, dans ce type d’environnement, peu de fossiles se conservent sous forme de squelettes articulés où chaque os reste bien à sa place. Le courant des rivières ajouté à l’acharnement des prédateurs et des charognards ont réduit ces animaux à des petits fragments éparpillés façon puzzle. Mais bon, on fait avec et parfois un petit morceau d’os a bien des choses à raconter si on sait le faire parler.
Un des plus anciens représentants de la famille des spinosauridés, Baryonyx, vivait au Crétacé inférieur dans le sud de l’Angleterre. Il se nourrissait d’un type de poisson assez croustillant que l’on nommait encore récemment « Lepidotes » et que l’on appelle maintenant lépisostéiformes. Ce sont des poissons au corps rebondi protégé d’une épaisse armure d’écailles couvertes d’émail. De quoi vous casser les dents si vous ne les avez pas solides.
On retrouve un peu plus tard, vers la fin du Crétacé inférieur, des spinosaures en Amérique du Sud et plus précisément dans la Formation Santana au Brésil. Là-aussi, des poissons lépisostéiformes faisaient luire leurs écailles émaillées sous le soleil écrasant du Gondwana occidental. Ce supercontinent était justement en train de se fracturer sous l’effet de l’ouverture de l’océan Atlantique sud. Au même moment, mais du côté africain de la fracture, des spinosaures grouillaient et se gobergeaient de poissons appartenant toujours au même groupe. Les plus anciennes traces de ce couple « je-t’aime-moi-non-plus » ont été trouvées en Afrique de l’est, en Tanzanie, dans le fameux site du Jurassique supérieur de Tendaguru qui a livré le non moins fameux Giraffatitan (qu’on appelait autrefois Brachiosaurus). Plus tard, au Crétacé inférieur, des représentants de la paire spinosauridés-lépisostéiformes sont connus au Niger. Puis, au Crétacé « moyen », on trouve en très grand nombre des dents de spinosaures et les dépouilles des coriaces carapaces de poissons sur de grandes étendues d’Afrique du Nord, au Maroc, en Algérie, en Egypte et plus au sud jusqu’au Cameroun. Sur le Gondwana occidental, les spinosaures semblent ensuite s’éteindre et les lépisostéiformes se font plus rares.
Mais une autre partie de l’histoire de ce couple est moins bien connue. Elle s’est déroulée loin de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, en Asie orientale. Il y a une trentaine d’années, des dents isolées de dinosaures découvertes en Thaïlande ont été attribuées par Eric Buffetaut à un Spinosaure nommé Siamosaurus. Dans le même temps, des écailles de lépisostéiformes étaient trouvées sans pouvoir être attribuées à des formes précises. Mais depuis deux décennies, des éléments supplémentaires de spinosaures sont régulièrement découverts dans deux formations distinctes du Crétacé inférieur du nord-est de la Thaïlande en même temps que de nombreux poissons lépisostéiformes parfois préservés plus ou moins entiers (ce qui est rare comme on l’a vu).
Pendant ce temps, les découvertes se succèdent de l’autre côté du Mékong. Bien sûr le fleuve n’existait pas au Crétacé inférieur car l’Inde, qui est responsable de sa présence (c’est la collision de l’Inde avec l’Asie qui est à l’origine de la chaîne himalayenne d’où dévalent les grands fleuves d’Asie dont le Mékong) n’était alors qu’une île au milieu de l’Océan. Un spinosaure a donc été découvert du côté laotien du Mékong par Ronan Allain et son équipe du muséum national d’histoire naturelle il y a quelques années et fut nommé Ichthyovenator. Mais il manquait au pauvre animal son alter ego aquatique. Ce n’est plus le cas depuis cette année 2018 et c’est l’objet de ce billet qui, décidément, tarde à démarrer…
La bête qui fut la victime d’Ichthyovenator est connue par une tête isolée trouvée il y a quelques années dans un site proche de celui où fut trouvé le dinosaure. Elle est exposée dans une vitrine du musée de Savannakhet au Laos et nous l’avons donc décrite au mois de janvier. Il s’agit d’un lépisostéiforme au crâne bizarre, triangulaire, avec de tout petits yeux et une épaisse couverture osseuse (peut-être pour se protéger des spinosaures ?). Chose intéressante, des fragments isolés pouvant être attribué à ce genre ont été trouvés dans divers sites de Thaïlande dans une formation géologique contemporaine de celle du Laos. Ils ont été étudiés par Uthumporn Deesri, spécialiste des poissons fossiles de Thaïlande. Notre nouveau poisson occupant aujourd’hui les deux rives du Mékong (qui n’existait pas comme on l’a vu), il fallut donc lui trouver un nom qui reflète cette caractéristique transnationale.
Du 14 au 18ème siècle existait un royaume qui s’étendait sur l’actuel Laos et débordait sur le nord-est de la Thaïlande. Il s’agit du royaume Lan Xang Hom Khao, soit « Le Royaume du Million d’Éléphants et du Parasol Blanc ». On a mis de côté le parasol blanc (le nom du poisson aurait été trop long) et on a conservé le million d’éléphants pour baptiser notre nouveau poisson. Il s’agit donc de Lanxangichthys pour le genre et L. alticephalus pour l’espèce en raison de sa tête élevée.
Lanxangichthys est le quatrième genre de lépisostéiformes découverts dans cette région d’Asie après Thaiichthys, Isanichthys et Khoratichthys. Mais il est le premier contemporain des spinosaures piscivores car les trois autres ont été découverts dans une formation géologique plus ancienne, datée du Jurassique supérieur ou du Crétacé basal, une époque où ces dinosaures ne semblent pas encore être parvenus en Asie.
Voilà le récit d’un couple qui s’est maintenu quelques dizaines de millions d’années survivant aux ruptures des continents en train de se déchirer sous leurs pieds (et sous leurs nageoires). Quelle belle histoire de vie !
Références :
Cavin, L., Deesri, U., Veran, M., Khentavong, B., Jintasakul, P., Chanthasit, P., & Allain, R. (2018). A new Lepisosteiformes (Actinopterygii: Ginglymodi) from the Early Cretaceous of Laos and Thailand, SE Asia. Journal of Systematic Palaeontology, 1-15.
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Bonjour,
Très intéressant. On trouve la même faune dans les niveaux supérieurs du « Continental Intercalaire » dans le Tinhert à l’Est algérien (dents et vertèbres de poissons associées à des dents de Spinosaurus. Ce niveau semble très important puisqu’on le retrouve depuis Bahria (Egypte) à l’Est jusqu’au Maroc à l’Ouest. Si vous pouvez me donner plus de détails sur ce niveau ! Comment expliquer une telle concentration sur de telles superficies? Est-il synchrone partout ?