Je l’avais raté à sa sortie (en octobre 2016), je me rattrape aujourd’hui. Pour tous ceux qui s’intéressent à la paléontologie et se posent des questions sur le réchauffement climatique cet essai magistral de Charles Frankel consacré aux causes des grandes extinctions passées et actuelle est absolument indispensable. On a déjà eu l’occasion de recommander le brillant « la mort des dinosaures » du même auteur, qui traitait en grand détail de l’extinction de la limite Crétacé-Tertiaire mais cet ouvrage, datant de 1999, méritait une petite mise à jour. C’est bien plus qu’une mise à jour que nous offre Frankel ; si les causes de la disparition de nos animaux préférés tiennent en un long chapitre fort bien documenté, l’auteur ouvre son propos aux autres grandes crises du Phanérozoïque et aux plus récentes hypothèses sur leurs mécanismes, et se penche longuement sur la crise actuelle de la biodiversité : est-elle une extinction de masse, ou pas encore ? Quand et comment l’espèce humaine disparaîtra-t-elle ? Copieux programme, étonnamment digeste sous la plume fluide de Frankel qui est certainement le meilleur écrivain français de géosciences.
La fin des dinosaures, il y a 66 millions d’années, est l’extinction de masse la mieux documentée de l’histoire de la vie. Frankel, qui a accompagné certains des acteurs majeurs de l’épopée scientifique de la météorite, en livre avec une vingtaine d’années de recul, une synthèse saisissante. La construction de l’hypothèse, sa confirmation sur le terrain et la singularité française de continuer à essayer de prouver envers et contre tout le rôle du volcanisme dans cette extinction (une croisade singulière dont certains tenants s’attachent aussi à remettre en cause la responsabilité humaine dans le réchauffement actuel) : tout y est, un régal !
Avant la crise de la limite Crétacé-Tertiaire d’autres secousses brutales ont décimé le monde vivant. On parle d’extinction de masse, rappelle Frankel, lorsque 50% des espèces ou plus disparaissent en un temps géologiquement court. A la fin de l’Ordovicien (vers 445Ma) la vie est essentiellement marine, les continents étant encore largement déserts. Les continents sont alors rassemblés autour du pôle Sud, ce qui va déclencher une énorme glaciation : baisse du niveau marin, retrait des mers peu profondes, refroidissement brutal vont provoquer la disparition de 85% des espèces de mollusques, coraux ou trilobites. « Pourquoi cette grande glaciation s’est-elle déclenchée ? » interroge Frankel. « Il y a là un profond mystère … d’autant plus énigmatique que la succession de périodes glaciaires au cours des deux derniers millions d’années n’a pas du tout ébranlé la biosphère ». La configuration paléogéographique pourrait-elle avoir amplifié le phénomène ?
Passons à la fin du Dévonien (372 Ma) : 75% des espèces marines tirent leur révérence (récifs coralliens, éponges, trilobites poissons). Une crise longue et complexe dont les vagues d’extinction seraient liées à des chutes à répétition du taux d’oxygène et des fluctuations du niveau marin aux causes qui restent aujourd’hui bien mystérieuses…
Arrive la fin du Permien (et du Paléozoïque) il y a 252 Ma, la Mère de toutes les extinctions qui ratiboise 95% des espèces… Cette fois la vie continentale aussi est sévèrement secouée avec la disparition de 75% environ des espèces. Cette extinction est contemporaine des gigantesques éruptions à l’origine des trapps (épais dépôts de roches basaltiques continentales) de Sibérie et se repose la question lancinante : pourquoi cette éruption de trapps est-elle la seule à avoir provoqué autant de dégâts ? Tout comme la météorite de Chixculub est la seule à avoir détruit la biosphère, ou la glaciation de l’Ordovicien la seule à avoir provoqué de tels dégâts ? Pour le Permien, une hypothèse est que le magma est entré en contact avec des gisements de charbon et de méthane en atteignant la surface, vaporisant une quantité exceptionnelle de carbone dans l’atmosphère, d’où un effet de serre rapide et violent décimant la biosphère.
Ordovicien, Permien, Crétacé, à chaque fois c’est la coïncidence entre un événement de grande ampleur ET des circonstances particulières (continents au pôle Sud, nature des roches locales) qui produit un effet boule de neige et des conséquences catastrophiques en chaîne. Ce qui nous pend au nez, suggère Frankel, si nous ne maîtrisons pas l’envolée de notre propre réchauffement…
Les extinctions c’est cool, mais les radiations évolutives qui les suivent c’est choupinet aussi : d’où un intéressant chapitre consacré à l’essor des mammifères à l’aube du Cénozoïque et au lent rétablissement des écosystèmes après la limite Crétacé-Tertiaire. Notons d’ailleurs que Purgatorius, longtemps considéré comme l’ancêtre des primates et évoqué en ces termes par Frankel, a été déchu récemment de cette prestigieuse position. Arrive il y a 56 Ma le mystérieux PETM (maximum thermique du Paléocène-Eocène) qui liquide une bonne partie des foraminifères benthiques. L’événement correspond à une injection massive de carbone dans l’atmosphère, ce qui nous rappelle quelque chose. Les causes de cette libération du carbone sont encore méconnues : la fonte de gaz à effet de serre congelée dans les fonds marins à la suite d’une petite élévation des températures (un à deux degrés) pourrait être responsable de l’emballement des températures (+5°), ce qui est un peu flippant quand on sait qu’aujourd’hui, comme à la fin du Paléocène, il y a d’énormes réserves de gaz congelés tant dans les fonds marins que dans les pergélisols… Mais rassurez-vous pour le moment, ce réchauffement de la fin du Paléocène n’a pas produit d’extinction significative et les températures vont rester optimales pendant l’Eocène.
A la fin de l’Eocène commence une longue série de refroidissements liés à la séparation de l’Antarctique de l’Australie et de l’Afrique du Sud. S’installe alors un courant froid circulant autour de l’Antarctique et son englacement progressif. Cette transformation de l’Antarctique en congélateur va entraîner la baisse des niveaux marins et différents épisodes d’extinction à la fin de l’Eocène.
C’est encore la tectonique des plaques qui est en cause dans la nouvelle chute des températures qui commence il y a 3 Ma avec la formation de l’isthme de Panama qui va souder les Amériques, interrompant les courants équatoriaux qui limitaient l’établissement de courants nord-sud. Du coup le Groenland s’englace à son tour, comme l’Antarctique 30 millions d’années plus tôt et un second frigo se met à refroidir la planète. Nouvelle baisse des températures. On entre dans le régime de phases glaciaires et interglaciaires, cette fois liées à la distance de la terre au soleil et à son inclinaison, bref ce qu’on appelle les cycles de Milankovitch. Depuis 12000 ans nous sommes dans un épisode interglaciaire. Mais c’est depuis 50000 ans que les grands animaux disparaissent à un rythme accéléré au moment où une espèce invasive arrive sur leur territoire : la mégafaune australienne disparaissait il y a 40 à 50000 ans, pile au moment de la colonisation du continent par l’homme et le cerf géant il y a 10000 ans en Irlande quand débarquent les premiers chasseurs… Les derniers mammouths réfugiés sur l’île de Wrangel sont dévorés il y a 4000 ans quand y arrive une population humaine, et toutes les îles vont être semblablement ravagées… Bref l’homme est responsable des extinctions récentes (et actuelles) mais on est très loin du niveau d’une extinction de masse, avec une estimation de 2% des espèces qui ont disparu chez les oiseaux et les mammifères, moins de 1% chez les reptiles et les amphibiens. En revanche les populations s’effondrent, de 25% en moyenne chez les vertébrés terrestres depuis 1975 et c’est bien pire chez les insectes, les poissons, etc. Braconnage, pollution, surpêche, destruction des habitats : la diversité animale s’effiloche et les projections pour les décennies et les siècles à venir, si nous continuons sur notre lancée, commencent à sentir mauvais : 75% des espèces d’amphibiens auront disparu en 900 ans, il faudra 1500 ans pour que les mammifères atteignent ce score et 2200 ans pour les oiseaux. Dans une autre hypothèse ce beau résultat comparable en ampleur à la crise Crétacé-Tertiaire prendrait entre 240 et 540 ans seulement. Bref si pour l’instant il n’y a pas d’extinction de masse constatable, nous sommes probablement en train d’en produire une belle. Sachant qu’un agent amplificateur possible pointe le bout de son nez : le réchauffement climatique auquel Frankel consacre les deux derniers chapitres de cette passionnante évocation de la biodiversité à travers les âges.
Ce sont bien évidemment les scénarios catastrophes qui ont retenu notre attention, ceux extrapolés à partir des effets boule de neige évoqués plus haut, dont le rôle a été capital dans l’ampleur des grandes extinctions du passé… Le livre s’achève sur quelques prospectives sur l’avenir de l’espèce humaine où l’on retrouve le planétologue averti de « La vie sur Mars » (Seuil, 1999). Deviendrons-nous une espèce interstellaire ? Echapperons-nous à l’apocalypse nucléaire ? Peut-être bien, conclut Frankel en faisant appel à l’optimiste Candide, si nous « cultivons intelligemment notre jardin »…
Vous l’aurez compris, non seulement je recommande à tous la lecture de ce livre, mais encore je vous invite à vous plonger sans tarder dans cette indispensable mise à jour sur les sujets géoscientifiques les plus brûlants du moment.
Extinctions. Du dinosaure à l’homme. Charles Frankel, Seuil, 2016, 320 p.
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