Durant deux dizaines de millions d’années, les rives du Pacifique, du Mexique au Japon en passant par l’Alaska et les Iles Aléoutiennes, furent habitées été comme hiver par des troupeaux de mammifères aussi étranges que paisibles : les Desmostylia. Barbotant dans les prairies de laminaires et varechs de ces rivages, leurs familles prospéraient sur les côtes rocheuses et les plages, fourrageant ici les arbrisseaux et herbages, digérant là le ventre au soleil, sans ennemis déclarés hors les insectes piqueurs. Pour les décrire on doit emprunter au morse pour la tête, à l’ours blanc pour l’art de la nage en eau profonde, à l’hippopotame pour le tour de taille, au cheval pour le régime alimentaire. Alors j’ai décidé de les baptiser dans un premier temps chevaux-marins, en oubliant leurs divers patronymes scientifiques presque toujours imprononçables, dont je ne donne qu’un échantillon : Ounalashkastylus tomidai. Mais pour leur port, leur façon de se déplacer aussi bien dans l’eau qu’à terre, il serait préférable de les dénommer ours de mer. Pour résumer, voici l’histoire des chevaux-ours marins qui longeaient en piochant les plages et estuaires du Pacifique voici une dizaine de millions d’années.
Leur premier signalement remonte à la fin du 19ème siècle lorsque un amateur confie au déjà célèbre Othniel Charles Marsh (1831-1890) de Yale University quelques dents bizarres qu’il a trouvées dans un sable littoral de Californie. Puisant dans le vocabulaire grec pour nommer un animal jusque là inconnu de la science, Marsh forge le patronyme de Desmostylia = dents faites de colonne d’émail jointives.
Les découvertes qui suivent de fossiles identiques sont rares et fragmentaires, jusqu’au jour où la bonne fortune sourit à des amateurs qui mettent au jour plusieurs squelettes, ici en Californie, là en Alaska, et surtout au Japon où l’étrangeté de ces fossiles hors du commun confirment dans leur insularité et particularisme légendaires les Nippons : plusieurs musées seront construits avec pour héros l’un de ces chevaux-ours de mer mis au jour dans les environs. Des milliers de visiteurs s’y pressent encore aujourd’hui, ébahis d’approcher dans les vitrines de si curieux animaux que le monde entier leur envie ! Wikipedia en fait un inventaire précis.
Au total et à ce jour, 6 genres de Desmostylia ont été décrits. Le plus ancien remonte au Rupélien (34 ma), les plus récents au Miocène moyen (10 ma). Le « cheval-ours marin » le mieux représenté dans le registre fossile a nom Desmostylus : plusieurs squelettes figurent dans les collections de plusieurs musées, à divers stades de sa croissance.
Il n’empêche que l’étrange animal, par ailleurs de belle taille avec ses 3 à 400 kg, garde encore aujourd’hui bien de ses mystères, et c’est assez logique dans la mesure où on serait bien incapable de trouver dans la nature d’aujourd’hui un mammifère quadrupède de ce type se dorant sur nos plages et s’y gobergeant, hors bien sûr les hordes, celles de bipèdes, qui, après s’être enduits d’huile solaire, s’y répandent l’été venu.
Que sait-on réellement des Desmostylus ? D’évidence c’étaient des animaux lourds, pourvus de pattes solides, en piliers, et d’une cage thoracique de nageur olympique. On peut les qualifier de plantigrades, et d’évidence leurs membres sont peu transformés pour favoriser la nage. Les bras sont plus longs que les jambes et on peut supposer qu’ils se déplaçaient aisément à terre. Pourtant on ne trouve leurs restes que dans des sédiments littoraux certes, mais marins, des sables coquillers principalement. Et puis, la fréquence et répartition géographique circum pacifique incline à admettre que les Desmostylus se déplaçaient aisément le long des côtes, sans doute portés par les flots, mais aussi étaient de bons nageurs de fond, comme en témoigne leur vaste cage thoracique. De leurs babines pointaient 4 fortes défenses projetées en avant, et leurs molaires étaient broyeuses, faites de solides piliers capables d’écraser et réduire en bouillie branches, racines et rhizomes, aussi feuillages drues, et pourquoi pas des algues.
Plus d’un paléontologue s’est penché sur ces bêtes étranges pour sonder les capacités et vertus d’animaux aussi polymorphes que mystérieux surgis sur les rivages du Pacifique à l’orée de l’Oligocène et emportés par le destin une vingtaine de millions d’années plus tard. Parmi tous ces travaux, j’ai retenu la synthèse récente de Philip Gingerich, grand spécialiste des Mammifères marins, en particulier des Cétacés primitifs. Dans une revue récente il présente et analyse l’anatomie de Desmostylus, genre le mieux représenté dans le registre fossile (1).
Son travail consiste en une étude biométrique comparative des proportions des membres de plusieurs mammifères actuels auxquels il compare Desmostylus. L’échantillon comprend des animaux adaptés à la vie terrestre et marine comme les ours blancs, les loutres de mer et les hippopotames, d’autres inféodés à la vie aquatique tels les morses et les otaries, et bien sûr des mammifères exclusivement terrestres sont inclus dans son étude, par exemple lièvres et tapirs. Au total ce sont 14 mensurations des membres et du tronc de 50 espèces de mammifères semi aquatiques actuels et de Desmostylus qu’il a inclus dans les matrices de données pour en faire une analyse en composantes principales.
Ses conclusions sont sans appel :
- Desmostylus était un animal plus terrestre qu’aquatique .
- C’est essentiellement grâce à leurs pattes avant que les Desmostylus se déplaçaient dans l’eau, les pattes arrières faisant office de gouvernail.
En conclusion, Gingerich considère que le meilleur équivalent actuel des Desmostylus serait l’ours blanc… s’il était herbivore ! Cette vidéo montre l’un d’eux en train de nager en eau profonde près de la banquise, et l’on voit que ce sont essentiellement ses pattes avant qui le propulsent. Avoir ici
L’étude de Gingerich vient compléter un autre travail et des conclusions de bio géochimistes qui ont mis en évidence que la composition de l’émail des dents des Desmostylus permettaient d’envisager que leur régime alimentaire était fait de végétaux marins avec une proportion importante de végétation estuarienne et d’eau douce (2). Et ils concluent que les Desmostylus d’antan avaient les mêmes goûts que les actuels lamantins des Caraïbes. Ces « vaches de mer » ont un régime strictement végétal, mais très varié : plus de 60 espèces différentes sont à leur menu, algues, charas, jacinthes d’eau, racines de palétuvier, etc…
Quant à nos chevaux-ours de mer du Pacifique, il reste à leur propos une énigme de taille à résoudre : quelle place leur accorder dans la ramure de l’arbre phylogénétique des Mammifères ? Jusqu’à une date récente, les spécialistes de cladistique, forts de leurs rigoureuses analyses, les faisaient voisiner dans l’ensemble « sudiste » des Tethytheria, aux côtés des Proboscidiens et Siréniens. Mais, patatras, la belle hypothèse si souvent soutenue et quasi officialisée vient d’être remise en cause. Bien sûr, ce sont de nouveaux fossiles qui mettent à mal ces conclusions jusqu’à les pulvériser.
C’est la découverte de restes très complets d’Anthracobunidés dans l’Eocène des Indes et du Pakistan qui a les effets d’une bombe et bouleverse les idées reçues. Jusqu’ici ces herbivores primitifs n’étaient connus que par quelques dents et l’on s’interrogeait sur leur appartenance : Artiodactyles ou Périssodactyles ? Autrement dit, on considérait qu’ils avaient fait leurs premiers pas sur le continent de la Laurasie. Ce qui n’était pas le cas des Téthythères (Proboscidiens, Siréniens ET Demostyliens) nés sur les rives de cet Océan du passé, la Téthys, qui s’est étalé de l’Inde au Mexique. Les restes d’Anthracobunidés anciens récemment débusqués dans les couches éocènes des Indes et du Pakistan bousculent les idées reçues : c’étaient certes des animaux herbivores mais qui vivaient et se nourrissaient près des fleuves et dans les marais, comme aujourd’hui les rhinocéros et ils doivent être rattachés aux Périssodactyles, groupe qui a vu naître chevaux et tapirs (3). Et les chercheurs ajoutent que ces Anthracobunidés qui pataugeaient dans les fleuves et rivages de l’Eocène inférieur du sud de l’Asie (50 ma) n’étaient guère éloignés au plan phylogénétique des Desmostylia des rives du Pacifique nés à l’aube de l’Oligocène une quinzaine de millions d’années plus tard. Ainsi faut-il les considérer Périssodactyles primitifs et non plus Téthythères.
A l’heure où j’écris ces lignes, la nouvelle hypothèse n’est pas encore contestée. Mais l’eau qui dort on le sait est trompeuse, y compris chez les paléo mammalogistes, et j’imagine aisément qu’ici ou là, dans un de ces labos où s’écrit au jour le jour l’histoire des Mammifères sans cesse renouvelée par de nouvelles trouvailles, des contre arguments se préparent et s’affutent. Pour patienter et se préparer à affronter et analyser les critiques des opposants à la nouvelle théorie, je propose de partager cette invitation au voyage dans le temps qu’offre le texan Lou Jacobs de la Southern Methodist University d’Austin qui lui aussi s’intéresse aux Desmostylus (ici).
Références :
(1) P. D. Gingerich 2005. Aquatic Adaptation and Swimming Mode Inferred
from Skeletal Proportions in the Miocene Desmostylian Desmostylus.
Journal of Mammalian Evolution, Vol. 12. DOI: 10.1007/s10914-005-5719-1
(2) Clementz, M. T., Hoppe, K. A., and Koch, P. L. (2003). A paleoecological paradox: The habitat and dietary preferences of the extinct tethythere Desmostylus, inferred from stable isotope analysis. Paleobiology 29: 506–519.
(3) Cooper L.N., Seiffert E.R., Clementz M., Madar S.I., Bajpai S., et al. (2014) Anthracobunids from the Middle Eocene of India and Pakistan Are Stem
Perissodactyls. PLoS ONE 9(10): e109232. doi:10.1371/journal.pone.0109232
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