« Grands mères que vous avez de petites dents ! » s’exclamaient encore il y a peu les paléontologues qui s’intéressaient aux premiers tout petits pas de la gent mammalienne née avec Morganucodon voici plus de 200 millions d’années. D’autres plus moqueurs encore, racontaient à l’envi que ces petites bestioles, aussi insignifiantes qu’aujourd’hui les musaraignes, et sans doute toute aussi puantes, avaient vécu dans l’ombre des Dinosaures, ces géants qui dominaient alors et par la taille et le nombre les paysages du Mésozoïque. C’était sans compter qu’un beau jour toute une nation sortirait d’une torpeur séculaire et partirait à la recherche de nos origines à nous les Mammifères supérieurs. Oui la Chine s’est réveillée et depuis étonne, et ce bouquet qui illustre la diversité des adaptations constatées chez les Mammifères du Jurassique dans ce pays grâce aux fiévreuses recherches de ses paléontologues est l’une des nombreuses illustrations de son dynamisme et de la sagacité de ses savants dans bien des disciplines, et en particulier celle qui me passionne : l’origine des Mammifères. Sur le sujet et grâce à eux, les idées reçues volent en éclat et un récent article en fait la démonstration (1). Son titre est un jeu de mot intraduisible mais lumineux « Mammalian Evolution : A Jurassic Spark » ! Et une belle image synthétise les avancées spectaculaires réalisées depuis les années 2000. Le schéma est pourtant incomplet…car cela va très vite dans ce domaine. Aussi après l’avoir commenté, j’ajouterai quelques nouveaux fossiles pour compléter le tableau.
Jusqu’à il y a peu, tout Mammifère jurassique, à peine découvert, souvent seulement quelques dents acérées, était suspecté suivant sa taille d’avoir un régime alimentaire strictement insectivore ou carnivore. Il ne pouvait pas être envisagé, eu égard la denture des animaux connus alors, que l’un d’eux ait d’autres goûts. Examinons pas à pas les principales découvertes que la figure ci-dessus résume, dont le « tronc commun » est le si bien nommé Sinoconodon, tout un programme !
Une première surprise est venue du Jurassique de Mongolie Intérieure (165 ma) avec Megaconus, contemporain des dinosaures à plumes (2). De la taille d’un écureuil terrestre (300 g), il a comme son presque équivalent actuel des incisives très développées, et ses mâchoires après une barre dentaire alignent des molaires qui lui permettent de s’attaquer aux plantes et graines de son environnement. Toutefois l’aspect des incisives suggère que à l’occasion il savait se saisir d’insectes. Son arme pour se défendre des importuns est un éperon venimeux planté sur le talon, comme l’actuel ornithorynque.
Le fossile de Megaconus repose sur une plaque, et sa silhouette écrasée est entourée d’une auréole, trace laissée par sa fourrure. C’est aussi le cas de Castorocauda lutrasimilis que l’on range chez les Mammaliformes Docodontes, découvert quelques années auparavant dans la province de Liaoning dans les couches de Daohugou (3). Notons que ce même gisement a aussi révélé le mammifère volant Volaticotherium, qui lui est classé parmi les Triconodontes, ainsi que Pseudotribos, fouisseur insectivore proche des Monotrèmes.
Le Castoraucoda est particulièrement bien conservé. Il est le plus ancien avec Megaconus dont on a la preuve matérielle que les Mammifères d’alors avaient un pelage dense : outre le squelette très complet de l’animal, sa fourrure s’est imprimée en auréole tout autour sur la plaque calcaire qui le porte. La seule étymologie de Castorocaucoda lutrasimilis renseigne sur la mosaïque de caractères que cumule ce mammifère primitif du Jurassique de Chine (165 millions d’années). L’animal pesait environ 800g. La queue est une palette natatoire comparable à celle du castor ; la dentition est adaptée à un régime alimentaire piscivore comme l’est celui de la loutre, et les membres antérieurs robustes lui permettaient de creuser des terriers dans les berges des rivières et lacs où il vivait. Ce sont les vertèbres caudales qui sont sans doute l’élément le plus remarquable : comme chez les autres mammifères aquatiques actuels, par exemple la loutre et le castor, les processus latéraux en sont aplatis de telle sorte qu’en vue dorsale la vertèbre est dite en papillon, et l’on peut supposer que la queue était très musculeuse, et constituait l’élément moteur de sa nage. Mais il s’agit là de convergence, car Castorocauda n’est pas un Placentaire : sa denture et le mode d’articulation de sa mâchoire indiquent qu’il doit être rattaché aux Docodontes, groupe de mammifères primitifs qui n’a laissé aucun descendant dans la faune actuelle, et qui est cantonné au Secondaire. Ainsi la formule dentaire se compose de six prémolaires et cinq molaires. Ces dernières sont crénelées et tranchantes, tout à fait comparables aux dents des phoques et autres animaux piscivores : la cuspide centrale triangulaire et aplatie est encadrée par deux autres moins élevées de même morphologie.
En 2015 deux nouveaux types de Docodontes ont été mis au jour, tous deux dans le Jurassique de Chine dans un gisement de la province de Hebei, au Nord du Liaonning, dans la formation Tiaojishan (Oxfordien) datée de 160 ma. L’un était un fouisseur insectivore de la taille dune taupe dorée actuelle (4, 5), l’autre, un peu plus petit, environ 27 à 40g, était arboricole et avait un régime alimentaire éclectique, herbivore et insectivore (4). Sans égaler celui de Castorocauda, l’état de conservation de Docofossor et Fruitafossor autorise des reconstitutions assez précises dans les paysages d’alors.
Docofossor d’évidence était un animal fouisseur capable grâce à ses mains et pattes antérieures de creuser des terriers où il se réfugiait. L’anatomie des membres montre des similitudes avec celle des actuels Monotrèmes fouisseurs. Les mains constituent des pelles efficaces et la construction des membres inférieurs permet aux pattes postérieures des mouvements de pivot pour rejeter les sédiments pelletés par les membres antérieurs. Une anatomie comparable est observée chez la taupe dorée actuelle de Namibie (Eremitalpa granti). Aux pieds et mains, le nombre de phalanges est réduit à deux chez presque tous les doigts, voire une pour le pouce. Notons aussi que ces os des doigts sont épais, trapus, construits pour creuser le sol et y pratiquer des galeries.
La dentition est typiquement celle d’un insectivore qui a dû se nourrir de petits animaux grâce à des dents aigües qui perçaient aisément la chitine de leur carapace. A l’inverse chez Agiocolodon on remarque en premier que les phalanges des mains et des pieds sont déliées, fines et longues, la dernière griffue, adaptée pour s’agripper aux branches des arbres où vivait l’animal. Une longue queue jouait le rôle de balancier. La dentition évoque un régime omnivore, fait aussi bien de feuilles et de fruits que d’insectes. On note en particuliers que les incisives en pelle rappellent celles de certains primates d’Amérique du Sud qui les utilisent pour soulever l’écorce et sucer les gommes des arbres. En cela, ce Docodonte est le plus ancien exemple de l’exploitation par un mammifère des sucs végétaux. On peut penser que Agiocolodon était un arboricole accompli : la forme et les proportions des mains et des pieds, en particulier la longueur des doigts, lui permettaient de saisir les branches et de se déplacer aisément dans la ramée.
Et puis il faut bien parler d’un animal qui s’il ne fut découvert en Chine, mais aux Etats-Unis mérite d’être mentionné : Fruitafossor windscheffeli découvert dans la Formation Morrison (150 ma). De très nombreux Dinosaures y ont été découverts dont le fameux Diplodocus, et aussi des crocodiles, des tortues, d’autres mammifères et de très nombreuses plantes. Fruitafossor présente des adaptations d’une part au fouissage, d’autre part au régime insectivore et il est probable qu’il se repaissait d’insectes coloniaux. Les pattes antérieures possèdent un humérus très ramassé, avec de fortes crêtes d’insertion musculaires, tout à fait comparable à celui des taupes actuelles. À l’extrémité du membre antérieur, les mains sont de véritables pelles. Quant à la denture, les mâchoires supérieures et inférieures allongées portent des dents toutes semblables, tubulaires à racine ouverte et donc à croissance continue : de nos jours, les Édentés mangeurs d’insectes coloniaux, fourmis et termites possèdent des dents en tout point semblables.
Il ne faudrait pas cependant comparer Fruitafossor trop hâtivement aux fourmiliers actuels, qui tous sont de bien plus grande taille, et qui peuvent détruire les termitières, alors que le fossile du Jurassique était un tout petit animal de quelques dizaines de grammes qui creusait des galeries. On peut rappeler à cette occasion que parmi les reptiles mammaliens du Permo-Trias d’Afrique du Sud, on compte aussi un genre possédant un humérus de même type que celui des taupes. Cependant, hors ces adaptations remarquables, pour le reste du corps, Fruitafossor montre de très nombreux caractères primitifs et qui sont communs à tous les mammifères de même âge, tels les Morganucodon et les Triconodontes.
Cette découverte enrichit le spectre des adaptations relevées chez les mammifères mésozoïques. Outre les aptitudes arboricoles indéniables de Agilocodon qui possède des mains et des pieds agrippeurs, Castoraucoda était semi-aquatique, Volaticotherium planeur, Pseudotribos, Docofossor et Fruitafossor fouisseurs alors que la plupart étaient terrestres, montrant de faibles aptitudes à la course en milieu ouvert. Tout bien considéré, on est loin du modèle « musaraigne » qui a longtemps prévalu pour décrire les prémices de l’aventure des Mammifères les plus primitifs.
Et puis, pour compléter cette revue de nos ancêtres du Jurassique, il faudrait évoquer les Multituberculés, ces pseudos Rongeurs d’alors, très divers et nombreux. Et surtout Juramaia sinensis, littéralement notre mère jurassique chinoise à tous, que nous soyons marsupiaux ou placentaires. Une telle progéniture mériterait de lui accorder un haut rang : aïeule, voire même bi ou trisaïeule… La place me manque aujourd’hui et Christel me presse de rendre copie. Alors disons : à suivre.
Références :
(1) Michael S.Y. Lee, Robin M.D. Beck. 2015. Mammalian Evolution: A Jurassic Spark. Current Biology. http://dx.doi.org/10.1016/j.cub.2015.07.008
(2) Zhou, C. F.; Wu, S.; Martin, T.; Luo, Z. X. (2013). « A Jurassic mammaliaform and the earliest mammalian evolutionary adaptations ». Nature 500 (7461): 163. doi:10.1038/nature12429.
(3) Ji, Q., Z.-X. Luo, C.-X. Yuan, A. R. Tabrum. February 24, 2006. « A swimming mammaliaform from the Middle Jurassic and ecomorphological diversification of early mammals ». Science, 311:5764 pp.1123-1127
(4) Z.-X. Luo, Q.-J. Meng, Q. Ji, D. Liu, Y.-G. Zhang, A. I. Neander. Evolutionary development in basal mammaliaforms as revealed by a docodontan. Science, 2015; 347 (6223): 760 DOI: 10.1126/science.1260880
(5) Q.-J. Meng, Q. Ji, Y.-G. Zhang, D. Liu, D. M. Grossnickle, Z.-X. Luo. An arboreal docodont from the Jurassic and mammaliaform ecological diversification. Science, 2015; 347 (6223): 764 DOI: 10.1126/science.1260879
Publié dans : Evolution,Mammifères fossiles
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Nous sommes donc tous Chinois. J’ai hâte d’en apprendre plus sur cette Eve qui côtoyait, sinon défiait, les dinosaures.
Avec mes remerciements.
On est impatient de lire la suite ! J’en profite pour rappeler à tous nos excellents paléontologistes rédacteurs qu’on manque cruellement en France de livres sur les formations paléontologiques chinoises (alors qu’il y a déjà tant à dire…)
Même concernant la traduction de livres écrits en anglais ou en chinois sur ces extraordinaires découvertes en Chine c’est le vide total. Il y a pourtant déjà, et depuis plus de dix ans, de nombreux livres écrits en anglais consacrés à ce formidable sujet… et en dix ans pas un seul n’a été traduit en français !
Livres rédigés nativement en français ou traduits de l’anglais… la paléontologie chinoise semble être totalement exclue du champ de la littérature en français. C’est fort dommage, terriblement regrettable, parce que les lecteurs français sont en train de passer complètement à côté d’un des aspects majeurs (et même un des domaines clés de la compréhension de l’évolution) de la paléontologie mondiale.
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