En 1995, une équipe de préhistoriens a joué de la flute en diverses occasions après la découverte d’un bout d’os percé de deux trous découvert dans les dépôts d’une caverne préhistorique de Slovénie datés de 49 000 ans. « C’est une flute qu’emboucha quelque Néanderthalien pour charmer sa compagne de même lignée » s’enthousiasmèrent alors les chercheurs (1). Et pour mieux convaincre, fut réalisé un petit film sans paroles, mais tout en musique, qui en huit minutes trente sept secondes nous invite à partager l’un des rares moments de loisir des Néanderthaliens dans leur très difficile vie quotidienne. En cette occasion, ont été convoqués les plus prestigieux compositeurs, interprétés par un flutiste de talent : à voir ici
Parmi toutes les performances que j’ai visionnées illustrant la vie de nos ancêtres telle qu’on peut l’imaginer, j’accorde volontiers la mention « prix spécial du jury » à ce petit film. Dans le même temps, il est probable que chez nombre de ses spectateurs s’installe un doute. Si après s’être frictionnés les yeux, ils le revoient, il est presque sûr qu’ils vont s’escagasser de rire, et tant mieux pour eux. Mais que vont penser les auteurs qui s’estimeront injustement moqués ? Le seul conseil que l’on doit leur adresser est de se pencher sur la littérature scientifique qui depuis les années 1920, en de multiples occasions, a évoqué ces « flutes préhistoriques », sans jamais réellement convaincre. A leur propos, l’archéologue Cajus Diedrich vient de proposer une revue de ces découvertes et en dresse un bilan (2). Ainsi a-t-il dessiné une carte de l’Europe où figurent les lieux de découverte des « flutes préhistoriques », mettant en évidence le contexte écologique d’alors, en particulier les zones de végétation ; il y mentionne quels animaux fossiles et autres objets y ont été trouvés, et enfin discute de l’âge de ces dépôts de caverne. Sa conclusion est sans appel : les « flutes » d’os que l’on y trouve sont le résultat de l’action masticatrice de carnivores charognards : les hyènes des cavernes d’alors.
Sur la carte de l’Europe du Pléistocène tardif (122 000 – 11700) où figure les différents paysages végétaux, il a pointé la vingtaine de dépôts de caverne où depuis 1920, de façon récurrente, différentes équipes ont cru bon de signaler des fragments d’os percés de trous, et les ont interprétés comme autant de « flutes préhistoriques ». La répartition qu’il montre de ces trouvailles musicales peut laisser place dans un premier temps à de nombreuses rêveries : existait-il déjà dans cette Europe profonde des écoles de musique ? Des festivals hivernaux où les artistes d’alors déployaient leur talent ? On peut envisager que plusieurs grottes étaient le siège de conservatoires dédiés à un seul instrument : la flute, où jeunes et moins jeunes s’époumonaient. Y-eut-il des lauréats vêtus de peaux de bêtes que l’on coiffait de feuilles de chêne ? Des Fêtes de la Musique ?
Au risque de passer pour un rabat joie, presque un crève cœur, Cajus Diedrich invite à plus de rigueur, et ses conclusions justifient le titre de ce billet : les artisans de ces pseudo instruments de musiques sont les hyènes des cavernes croqueuses de fémurs d’oursons. Chacune des grottes où, dans leurs dépôts, des os percés de trous ont été trouvés et interprétés comme autant de flutes préhistoriques étaient alors des repaires où les ours hivernaient et élevaient leurs petits en même temps que des hyènes y cherchaient pitance. C’est ainsi que dans la plupart de ces cavernes, environ 20% des ossements d’ours adultes ont été fracturés ou broyés, et cela vaut aussi pour 80% de ceux ayant appartenu à des oursons. On a pu déduire en se fondant sur les marques de broyage laissées sur les ossements que les hyènes pour écraser les os faisaient preuve d’une technicité certaine. Ainsi les fémurs des sub adultes sont moins écrasés que ceux des adultes qui eux sont éclatés en morceaux, sans doute parce que plus « moelleux ». Dans les dépôts de ces cavernes, tous les types de broyage peuvent être observés, depuis le poinçonnage jusqu’à l’écrasement et l’émiettement des os. Sur les fémurs des oursons, on trouve souvent des perforations ovales produites par l’écrasement de l’os entre les prémolaires supérieures et inférieures. Ces types de poinçonnage sont visibles souvent sur les deux côtés du sommet des fémurs d’oursons.
Les os longs ne sont pas les seuls à porter de telles marques de poinçonnage, et en de nombreux sites on a trouvé des crânes avec des perforations qui indiquent chez les hyènes un goût prononcé pour la cervelle d’ours de tout âge. Se fondant sur la topographie de ces lieux souterrains et la situation des restes animaux que l’on y trouve, Cajus Diedrich propose une répartition des rôles que leurs différents occupants au fil des saisons ont pu y jouer. Il y eut des occupants saisonniers réguliers, les ours, des visiteurs affamés occasionnels, les hyènes, et d’autres itinérants opportunistes, loups, lions et léopards. En bien des occasions, on peut imaginer que le partage des lieux donna suite à des conflits, encore que d’évidence certains préféraient séjourner au fin fond de la caverne alors que d’autres n’en perdaient pas de vue la sortie. Et la répartition des restes osseux aux quatre coins des grottes sont les témoins de ces séjours et cohabitations en plus ou moins bon entente.
Ainsi l’auteur apporte la démonstration que ce sont des hyènes à l’origine de ces artefact « musicaux ». Il réfute aussi l’idée que des Néandertaliens aient pu être les artisans qui ont confectionné ces « pseudo flutes ». D’ailleurs, on ne trouve aucune trace de ce type d’homme fossile dans ces gisements. Qui plus est tous les dépôts où des pseudo flutes ont été signalées sont d’âge Aurignacien et donc contemporains de l’homme de Cro-Magnon.
Alors est-ce la fin d’un mythe qui attribuait à Neandertal une sensibilité musicale précoce très tôt apparue au cœur de l’Europe profonde ? Il faut l’envisager. Ce n’est pas parce qu’une histoire est belle qu’elle est vraie. Dommage !
Références
1) Omerzel-Terlep, Mira. 1995. Bone whistles: Origins of the Slovenian, European, and world history of instrumental music. Bulletin of the Slovene Ethnographic Museum VI, pp. 235–294. (en slovène).
2) Diedrich C.G. 2015. Neanderthal bone flutes: simply products of Ice Age spotted hyena scavenging activities on cave bear cubs in European cave bear dens. R. Soc. open sci. 2: 140022. http://dx.doi.org/10.1098/rsos.140022
Publié dans : Mammifères fossiles,Préhistoire
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Flûte alors !
Sérieusement, je n’y ai jamais cru à ces histoires de flûtes en os (ah je dois dire… je suis flûtiste et claviériste amateur depuis les années 60). Pour moi les premiers instruments à vent ont certainement été de conception beaucoup beaucoup beaucoup plus simple, de type conque pour des tribus en bord de mer, et de type flûte de pan en bois ou en roseau (de conception très rudimentaire, à un seul fût généralement ou trois ou quatre fûts au maximum mais sans aucune notion d’échelle musicale) pour les tribu de plaines ou de montagnes. Il est possible que certains fruits séchés (parmi les cucurbitacés notamment) aient pu servir occasionnellement aussi. Donc rien à voir avec le type traditionnel de la flûte droite à quatre ou six trous, qui est certainement beaucoup plus récent (quelque part dans le premier ou le deuxième millénaire avant JC et de façon indépendante dans diverses régions d’Asie depuis l’Asie Mineure jusqu’à la Chine) et à mon avis aucune flûte de quelque âge que ce soit et de quelque matériau que ce soit n’a pu être fossilisée. D’ailleurs on ne voit aucune flûte en os en usage dans les dernières ethnies restées aujourd’hui hors de l’influence du monde moderne, on n’y trouve que des flûtes en matières végétales ou faites avec des tests de mollusques en bord de mer. Seuls les tibétains utilisent de façon indubitable des flûtes en os (humain et bovin), mais probablement depuis moins de deux mille ans, pratique certainement liée au chamanisme et à la pré-religion Bön, donc il y a environ 1500 à 2000, pas plus.
Bravo, mais quid de la flûte pentatonique mentionnée récemment par A. Manoukian dans sa très intéressante émission sur France Inter le matin ?
Sinon, il y a aussi çà:
« Chacune des grottes où, dans leurs dépôts, des os percés de trous ont été trouvés et interprétés comme autant de flutes préhistoriques étaient alors des repères où les ours hivernaient et élevaient leurs petits en même temps que des hyènes y cherchaient pitance. »
Repères ou repaires…
Mais une seule faute, et même pas d’orthographe sur un billet de blog, ça devient rare.
Et oui, le truc tu le repaires pas; euh tu le repères pas, pardon…
[...] En 1995, une équipe de préhistoriens a joué de la flute en diverses occasions après la découverte d’un bout d’os percé de deux trous découvert dans les dépôts d’une caverne préhistorique de Slovénie datés de 49 000 ans. [...]
Après un échange sur Twitter, j’ai rédigé de mon côté un post de blog, qui aurait fait un trop long commentaire http://neandertal-france.blogspot.fr/2015/07/quand-il-y-de-la-hyene.html
En substance, pour moi, c’est l’article commenté par JL Hartenberger qui est du pipeau : sa conclusion est juste, mais l’auteur n’a aucun élément pour le démontrer (il n’a même pas analysé les flûtes dont il parle.
Le syllogisme consistant à dire :
- un os troué est prétendument une flûte
- on trouve des os troués par l’action des hyènes
- donc la prétendu flûte est issue de l’action des hyènes
est spécieux. les auteurs qui affirment qu’il s’agit d’une flûte ont fait le même raisonnement en remplaçant l’argument médian par :
- ont peut faire des trous avec des outils en pierre;
La méthode scientifique, pour trancher, consiste à comparer les types de trous avec des collections de référence, à comparer aussi avec d’autre os troués trouvés sur le même site… Des préhistoriens l’avaient fait il y a 15 ans déjà (je l’explique dans mon post).
Merci à Luc Allemand pour ses justes et sévères remarques. Peut-être un peu trop à l’endroit de Cajus Diedrich : publiée dans un magazine de large diffusion en libre accès, sa mise au point met en évidence toute l’étendue géographique du problème de ces pseudo instruments de musique. Aussi, si ses conclusions qui attribuent aux seules hyènes la production des « flûtes » slovènes semblent erronées, il n’en demeure pas moins que son analyse met en lumière d’autres aspects et questions que pose cet artisanat animal.
Dans l’affaire, ce sont surtout les ours qui me déçoivent. Certes, comme tout le monde, je les savais bourrus, voire acariâtres et piètres danseurs. Et j’apprends aujourd’hui que de plus, ils ont un appétit d’ogre ! Et ce au sens propre du terme. Cela devrait tous nous faire frémir. Car dans les sombres cavernes du Paléolithique, nos ancêtres eurent à souffrir leur quotidienne fréquentation. L’Art Rupestre serait-il né alors pour combattre et conjurer les angoisses et peurs que nos parents ressentaient à l’endroit de ces voisins peu fréquentables et croqueurs de marmots ?