On a trouvé une baleine à bec dans des sédiments du Miocène (17 ma) près de la vallée du Rift, au Kenya, à 620 mètres d’altitude et à 740 km du rivage de l’océan Indien ! De fait c’est une redécouverte : le fossile était considéré perdu. Cette retrouvaille peut être qualifiée de résurrection car cette baleine là permet de dater enfin avec précision un événement majeur de l’histoire de l’Afrique de l’Est : la surrection de cet immense plateau qui s’allonge du Nord au Sud sur plusieurs milliers de kilomètres, et qui connaît à cette occasion un changement climatique et environnemental profond. Et on se souvient que le Rift d’Afrique de l’Est fut le théâtre où se sont joués les premiers actes de l’évolution de nos ancêtres les Primates Anthropoïdes. Cette datation est donc un événement scientifique majeur.
La ballade de cette baleine à bec a commencé voici 50 ans, lorsque James G. Mead, jeune étudiant paléontologue qui travaillait en Afrique dans la vallée du Rift, découvrit ce fossile en 1964 qui gisait aux côtés d’autres restes d’animaux : des mollusques, poissons, tortues, crocodiles, mammifères, en particulier des primates. C’est dans des graviers fluviatiles que les fossiles étaient emballés. J. G. Mead participait alors à l’une des premières expéditions paléontologiques dans la région. Il publia sa découverte et l’identifia comme étant le crâne d’un Cétacé de la famille des Ziphiidés, autrement dit une baleine à bec d’une longueur d’environ 7 mètres. Pour expliquer l’association de cette baleine de haute mer dans ce gisement d’origine fluviatile avec de nombreux animaux terrestres qui fréquentaient les rives du cours d’eau où ils avaient péri, il proposa que le cétacé était mort après avoir été piégé en remontant depuis son embouchure le paléo fleuve prédécesseur au Miocène de l’actuelle rivière Anza.
C’était là un travail préliminaire. Aussi, quand il revint à Yale, son université d’origine, il souhaita approfondir son étude. Mais il lui fut impossible de remettre la main sur le spécimen. Il est vrai qu’entre temps, avec la multiplication des expéditions, les fossiles s’entassaient, et surtout dans la mesure où plusieurs universités et institutions participaient aux travaux de terrain, il y avait plusieurs lieux de stockage possible.
L’éclipse de la baleine à bec devait durer de longues années, jusqu’en 2011. Et c’est grâce à l’obstination de Louis Jacobs, professeur de paléontologie à Dallas, Texas, qu’elle vient d’être redécouverte. Jacobs avait compris toute l’importance de ce fossile peu commun, mammifère marin égaré dans un fleuve loin de ses terrains de chasse habituels : les Ziphiidés se nourrissent essentiellement de calmars.
C’est presque par hasard qu’il a redécouvert ce fossile dans les réserves de l’université d’Harvard : il était certes catalogué sous le numéro d’inventaire inscrit de la main de James Mead, mais, en face de celui-ci dans le catalogue des collections figurait la mention : « turtle » ! Il est probable que la forme arrondie du plâtre où était conservée la baleine a induit en erreur le rédacteur chargé de l’inventaire qui a cru qu’il avait affaire à une tortue. Mais en ouvrant le plâtre, Jacobs eut la bonne surprise de redécouvrir la baleine après laquelle il courait depuis plusieurs années.
S’ensuivit une étude précise du fossile et bien évidemment, comme l’illustre la photo ci-dessous, des techniques modernes ont été mises en œuvre pour analyser la structure de ce crâne dans ses moindres détails (1). Et pour le lecteur intéressé à observer le fossile sous toutes ses coutures, il peut faire une visite au site « digimorph » : ici
De plus les auteurs qui ont « ressuscité » la baleine deux fois égarée ont repris en l’approfondissant l’hypothèse de James Mead. L’histoire géologique du Rift africain est maintenant mieux connue que dans les années 70. En particulier les nombreux épanchements de laves associés aux épandages de sédiments fluviatiles ou continentaux permettent des datations radio chronologiques, et on a pu reconstituer les différentes étapes de l’édification du Rift. Ainsi a-t-on une carte géologique précise des formations miocènes sur laquelle apparaissent les épandages du paléo fleuve de l’Anza remonté par la baleine à bec loin à l’intérieur des terres. Ces sédiments, parce qu’ils sont associés à du volcanisme, sont datés du Miocène moyen, de 17 ma. Si la baleine a pu accomplir ce long voyage loin à l’intérieur des terres, c’est parce qu’alors la rivière Anza était un vaste fleuve tranquille, profond d’au moins une dizaine de mètres et avait une faible pente. De nos jours on a de nombreux exemples de Ziphiidés ayant remonté sur de longues distances certains fleuves. Dans la Tamise, à Londres, une baleine à bec a été observée. Dans la rivière Columbia, à 160 km de l’embouchure c’est une baleine tueuse (orque) qui a été vue. Et il est bien d’autres exemples.
L’intrusion de la baleine à bec qui a remonté un large et paisible fleuve sur plusieurs centaines de kilomètres est contemporaine d’un maximum climatique chaud et humide : de vastes forêts couvrent alors toute la région habitées de faunes de mammifères adaptées à ces milieux, en particulier des Primates qui en peuplent les ramées, se déplaçant de branche en branche, ne descendant que rarement à terre. Frugivores ou folivores, ces singes arboricoles ont pour nom Afropithecus, Turkanapithecus, Rangwapithecus et bien d’autres. Mais à compter de ces temps, des événements volcaniques et tectoniques vont provoquer bien des bouleversements : c’est la montée du Rift africain qui débute. Cet accident tectonique majeur, un couloir de plusieurs milliers de kilomètres de direction générale Nord Sud est jalonné aujourd’hui par les grands lacs africains.
Les deux cartes suivantes permettent de mieux saisir l’évolution au Miocène de la topographie et du drainage par des grands fleuves de cette région de l’Afrique. En A, on voit qu’au début du Miocène (entre 23 et 16 ma) le paléo fleuve Anza avait une faible pente, et au niveau du gisement de la baleine son altitude ne dépassait pas 30 mètres. En B, ce même territoire a connu entre 16 et 9 ma des événements tectoniques importants et c’est le début de la surrection du Rift. Aussi le gisement de la baleine a été rehaussé à une altitude d’environ 450 mètres, et aujourd’hui il est à 620 mètres.
Pour toute cette région du Rift, commence peu après la mort de la baleine et son enfouissement dans les sédiments du fleuve qu’elle avait remonté une période d’aridité, et les paysages végétaux vont être transformés dans toute la zone où volcanisme et failles remodèlent ces territoires (en vert sur la figure 4B). Bientôt les forêts seront remplacées par des savanes, et bien évidemment les populations de mammifères vont devoir s’adapter. En particulier nos ancêtres Primates devront descendre de leurs perchoirs, apprendre à se déplacer au sol, s’y sustenter et donc adopter des régimes alimentaires bien différents de l’époque où ils vivaient dans les arbres de la forêt humide qui les abritaient. Ils devront aussi déjouer les gourmands carnivores avides de leur chair fraîche. Et l’on peut dire que pour les Anthropoïdes d’Afrique de l’Est, la surrection du Rift marque le début de leur longue, très longue marche vers de nouveaux destins, plus longue que ne le fut la remontée de la rivière Anza par notre baleine à bec. Mais n’en doutons pas, ils sauront triompher de ces avatars. Bientôt ils se dresseront sur leurs pattes de derrière, et il en est même certains qui sauront nous étonner.
Référence :
(1) Henry Wichura, Louis L. Jacobs, Andrew Lin, Michael J. Polcyn, Fredrick K. Manthi, Dale A. Winkler, Manfred R. Strecker, Matthew Clemens. 2015. A 17-My-old whale constrains onset of uplift and climate change in east Africa. Proc. Nat. Acad. Sciences, published online March 16, 2015; doi: 10.1073/pnas.1421502112
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Publié dans : Afrique,Mammifères fossiles
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Eu égard de la lente montée de la baleine, on comprend comment on a pu la confondre avec une tortue.
Intéressant article que je me ferai plaisir de relire.
[...] On a trouvé une baleine à bec dans des sédiments du Miocène (17 ma) près de la vallée du Rift, au Kenya, à 620 mètres d’altitude et à 740 km du rivage de l’océan Indien ! De fait c’est une redécouverte : le fossile était considéré perdu. [...]