Qui dans le milieu paléontologique se souvient d’André Tournouër (1871-1929) ? Peu de gens sans doute en dehors des spécialistes des mammifères tertiaires d’Amérique du Sud. Il faut dire que le Muséum National d’Histoire Naturelle, à Paris, regorge de spécimens récoltés par lui lors de plusieurs expéditions en Patagonie, à partir de 1898. Il faut dire aussi que Tournouër ne fit jamais de la paléontologie sa profession, ce fut plutôt un violon d’Ingres pour un homme qui apparemment n’avait pas besoin de travailler pour vivre (telles que nous les révèlent les listes des membres de la Société géologique de France, ses adresses successives à Paris, du 7e au 16e arrondissement, sont une promenade à travers les « beaux quartiers », comme on disait).
Si André Tournouër est un peu oublié, c’est peut-être aussi parce qu’il a joué de malchance avec ses biographes. Dès 1903, le Bulletin de la Société des Américanistes, devant laquelle il a donné une conférence, lui attribue on ne sait pourquoi le prénom de Paul. Quelques années plus tard, le paléontologue américain Frederic Loomis, qui a marché sur ses traces en Patagonie, croit nécessaire de l’appeler « Tournier ». Et en 1984, un autre paléontologue américain, George Gaylord Simpson, corrige l’erreur de Loomis, mais en commet une tout aussi belle, en attribuant à André Tournouër deux articles sur les chevaux fossiles parus en 1878 et 1879, ce qui serait le signe d’une remarquable précocité puisqu’il aurait commencé à publier à 7 ans ! L’auteur en est en fait le propre père d’André, Raoul Tournouër (1822-1882), avocat ayant cessé d’exercer lors du coup d’état de 1851, et devenu artiste, puis paléontologue (lui non plus n’avait apparemment guère de soucis financiers) ; il fut président de la Société géologique de France. Pour finir, en 1996, Martinic transforme son nom en « Tourneur » !
Comment André Tournouër en est-il venu à la paléontologie ? Il avait onze ans lorsque son père mourut, et il ne lui emboîta pas le pas immédiatement. Albert Gaudry (1827 -1908), dans l’introduction à un mémoire sur des fossiles récoltés par Tournouër en Patagonie, donne sa version des débuts scientifiques de ce dernier, dans le style sentimental et grandiloquent qui est le sien. Rappelant d’abord les talents artistiques et scientifiques de son père (avec qui il avait collaboré), il poursuit : « Un de ses fils, André, a commencé, ainsi que lui, par être étranger à la paléontologie. Il s’était occupé d’élevage près de Mendoza, dans la République Argentine. Un jour, comme il revenait de Mendoza, je l’entretins de découvertes de MM. Ameghino et M. Moreno en Patagonie ; je lui demandai d’entreprendre des fouilles, afin d’imiter son père en faisant honneur à la science française. Au nom de son père, il tourna vers moi un regard profond et affectueux : « J’essaierai de l’imiter », me dit-il ; « je vais aller en Patagonie, le Muséum de Paris aura des fossiles ». Il a bravement tenu parole ».
Gaudry n’a peut-être pas une idée très claire de la géographie de l’Argentine lorsqu’il demande à un habitant de Mendoza d’aller faire des fouilles en Patagonie, qui n’est guère qu’à 2500 bons kilomètres de là et sans beaucoup de moyens de transport entre les deux en cette fin du 19e siècle. La plupart des missions paléontologiques en Patagonie font alors le trajet en bateau depuis Buenos Aires jusqu’à un port de la côte patagone, ce qui est déjà toute une expédition. Mais Tournouër ne se démonte pas. Dans un article publié bien plus tard, en 1922, il explique qu’il a préféré y aller par voie terrestre, en 1898 : « J’ai longé les Cordillères depuis Mendoza (lat. 32) jusqu’au Rio Sengnerr [sic, en fait Rio Senguerr] (lat. 46) afin d’amener sur place mes quarante mulets, mes hommes et mes outils ». Ce que Tournouër ne dit pas, c’est que la plupart des expéditions paléontologiques en Patagonie à cette époque se faisaient avec des moyens nettement plus faibles que les siens en hommes et en animaux. Il reste qu’il faut ravitailler toute la troupe, et comme la région qu’il prospecte est « absolument déserte et privée de végétation à plusieurs centaines de kilomètres des lieux habités, il fallait songer à tout emporter, nourriture pour moi et mes gens et parfois jusqu’à des barils d’eau douce ». En tout, Tournouër mènera cinq expéditions en Patagonie, laissant parfois ses « gens » et ses mulets hiverner au bord de la mer pendant qu’il retourne à Paris livrer le produit de ses fouilles à Gaudry.
Quoi qu’il en soit, les résultats sont là. Les découvertes s’accumulent. Il est vrai que Tournouër a su aussi se concilier les bonnes grâces des redoutables frères Ameghino, Florentino et Carlos, qui d’ordinaire ne voient pas d’un bon œil que des étrangers (notamment nord-américains) viennent piétiner les plates-bandes patagones où Carlos mène des expéditions aventureuses depuis une bonne dizaine d’années. Les deux frères lui donnent même des « tuyaux » sur les gisements qu’ils ont découverts, et il leur rend la pareille. Au Muséum de Paris, Gaudry peut jubiler, les fossiles sud-américains s’entassent au point que Marcellin Boule, qui lui a succédé à la chaire de paléontologie, ne sait plus où les stocker (on voit que certains problèmes du Muséum ne datent pas d’aujourd’hui).
Gaudry va consacrer ses derniers travaux scientifiques à l’étude d’une partie des mammifères fossiles trouvés par Tournouër. Face à ces faunes endémiques, il va être l’un des premiers à suggérer l’idée d’une évolution de formes animales différentes de celles des autres régions du monde, sur un continent isolé pendant la plus grande partie du Tertiaire. L’avenir lui donnera raison, et tort à Florentino Ameghino, qui voyait au contraire dans l’Amérique du Sud le lieu d’origine de tous les grands groupes de mammifères, l’homme compris.
Et Tournouër, dans tout cela ? Gaudry lui a fait obtenir un prix de l’Académie des Sciences en 1902, mais il ne publiera pas grand-chose sur les fossiles qu’il a découverts au prix de tant d’efforts. Sa contribution la plus importante, en 1903, est un article sur la géologie et la paléontologie de la Patagonie, publié par la Société géologique de France, où il fait le point sur la stratigraphie des régions qu’il a visitées, en corrigeant de nombreuses erreurs de ses prédécesseurs (y compris Ameghino, qui a tendance à vieillir exagérément les formations fossilifères qui l’intéressent, même s’il a beaucoup mieux compris leur succession que ses rivaux nord-américains). En 1905, il publie une brève note sur les « pieds antérieurs de l’Astrapotherium » (un bizarre ongulé endémique sud-américain), que Gaudry, fidèle à lui-même, ne peut s’empêcher de commenter en ces termes : « Astrapotherium et Pyrotherium n’étaient pas des bêtes vives et élégantes ; mais c’étaient de majestueuses créatures ». Ensuite, Tournouër ne publiera plus guère que deux courts articles très généraux sur ses recherches en Patagonie, en 1914 et 1922, dans le Bulletin de la Société Linnéenne de la Seine Maritime (à cette époque il réside au Havre, comme d’habitude dans un quartier chic).
Pourquoi André Tournouër n’a-t-il pas poursuivi ses recherches sur les mammifères fossiles qu’il avait découverts ? Peut-être la disparition de son mentor Gaudry y est-elle pour quelque chose. Ce dernier meurt en effet en 1908, laissant inachevée la description de la collection Tournouër, dont beaucoup d’éléments ne seront décrits que bien longtemps plus tard (les oiseaux, par exemple, sont en cours d’étude par l’auteur de ces lignes, plus d’un siècle après leur découverte). Le successeur de Gaudry, Marcellin Boule, ne s’intéressera pas à ce matériel pourtant exceptionnel (il est vrai qu’il s’est alors lancé dans l’étude du Néanderthalien de La Chapelle-aux-Saints, et chacun sait qu’étudier l’homme fossile, c’est le couronnement de la carrière de tout paléontologue !). Tournouër ne se juge peut-être pas capable de poursuivre ses recherches sans être guidé par quelqu’un comme Gaudry.
Il faut dire que pour lui il n’y a pas que la paléontologie dans la vie. Il s’intéresse aussi, entre autres, à l’aéronautique. En 1902, la revue L’Aérophile annonce ainsi à ses lecteurs que M. André Tournouër est devenu membre du très sélect Aéro-Club. Il s’adonne à des vols en ballon avec des amis de la même classe sociale que lui. Qui plus est, ses liens avec les machines volantes ne s’arrêtent pas là. Il a épousé en 1906 une certaine Isabelle Latham, héritière d’une grande famille d’armateurs havrais – et dans la famille Latham on s’intéresse aux avions plus encore qu’aux ballons. En 1909, il s’en est fallu de peu que le cousin d’Isabelle, Hubert Latham, ne traverse la Manche en aéroplane avant Louis Blériot (la carrière aéronautique de Hubert fut coupée court en 1912 lorsqu’il fut tué par un buffle – ou par un de ses porteurs – lors d’une chasse en Afrique centrale). Un autre Latham montera en Normandie une usine qui produisit des avions célèbres en leur temps.
Vers 1910, André Tournouër s’installe au Havre, où il ne semble pas avoir perdu tout intérêt pour les sciences puisqu’il rejoint la Société Linnéenne de Seine Maritime, récemment fondée. Il figure dans la liste des « membres actifs » comme « géologue et explorateur » et correspondant du Muséum de Paris. Comme on l’a vu, il publiera dans le Bulletin de cette société deux courtes notes sur ses recherches en Patagonie. Dans la dernière décennie de sa vie, il est de retour à Paris, à en juger par les adresses, toujours aussi prestigieuses, données dans les listes de la Société géologique de France, dont il restera membre jusqu’à sa mort en 1929. En 1930, le Bulletin de la Société ne lui consacrera que quelques lignes en guise de nécrologie. Son père avait eu droit à un article d’une quinzaine de pages… (A suivre)
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