J’avais évoqué dans un récent billet (ici) les surprenants courts-circuits dans le cerveau de quelques historiens de l’art, provoqués par la vision d’une peinture de plésiosaures. Aujourd’hui ce sont de petits cafouillages dans la description littéraire de ces animaux qui sont au programme. Les plésiosaures littéraires, nous allons le voir, ont souffert tout autant que leurs homologues peints, lesquels rappelons-le furent qualifiés d’ichtyosaures, de Diplodocus, voire de « pauvres monstres de l’ère Secondaire que nous avons bien de la peine à prendre au sérieux » (la référence est ici aussi) … Un vrai carnage zoologique !
Il faut avouer que le plésiosaure (que les expert(e)s me pardonnent de simplifier : on compte tout de même quelques dizaines d’espèces de plésiosaures réparties en plusieurs familles), reptile marin ammonitophage du Mésozoïque, a une bien curieuse allure ; tellement étrange que Cuvier le qualifiait d’animal le plus fait « pour surprendre le naturaliste pas des combinaisons de structures qui, sans aucun doute, paraitraient incroyables à quiconque ne serait pas à portée de les observer par lui-même [...] Des pattes de cétacé, une tête de lézard et un long cou semblable au corps d’un serpent [...] c’est par cet habitant de l’ancien monde, peut-être le plus hétéroclite, et celui qui paraît le plus mériter le nom de monstre, que je terminerai cette histoire des animaux perdus. » Ainsi parlait Georges Cuvier qui termina en effet ses Recherches sur les ossements fossiles par la description du plésiosaure.
Le plésiosaure fait partie des quatre mousquetaires de la vulgarisation au XIXe siècle qui étaient donc cinq, suivant la numérologie propre à cette arme (rappelons que les trois mousquetaires étaient quatre), avec l’iguanodon, le mégalosaure, l’ichtyosaure et le ptérodactyle. Ce Club des Cinq si l’on préfère, regroupant reptiles terrestres (Iguanodon et Mégalosaure), marins (Ichtyosaure et Plésiosaure) et volants (Ptérodactyle), fut décrit dans le premier quart du siècle (entre 1809 et 1825) et allait durablement influencer les esprits. Tout le monde se souvient du combat opposant les deux monstres marins dans le Voyage au Centre de la Terre de Jules Verne, mais leurs avatars littéraires dans les littératures de l’imaginaire sont légion à la fin du XIXe et au début du XXe et n’ont pas encore tous été recensés (parmi les auteurs fameux ayant utilisé le plésiosaure comme ingrédient littéraire on peut mentionner Edgar Rice Burroughs, James de Mille (ici), Ray Bradbury, Arthur Conan Doyle ou encore Pierre Boitard (ici). Si les reptiles volants l’emportent sans doute largement au palmarès des fossiles mésozoïques les plus utilisés par les romanciers, les plésiosaures sont dans le tiercé, souvent à l’occasion de quelques rugueuses interactions avec leurs compères ichtyosaures. Autant dire que pour un romancier de la fin du XIXe comme pour son lecteur, la silhouette d’un plésiosaure était aussi immédiatement reconnaissable que celle d’un rhinocéros.
C’est en lisant, dans l’intéressante anthologie Atlantides, les îles englouties (Omnibus, 1996) le roman de C.J. Cutcliffe Hyne Le continent perdu dans sa version française que je fus troublé par un passage relativement anodin où le héros, Deucalion, vogue vers sa terre natale (l’Atlantide, donc) et doit combattre des monstres marins venus attaquer son vaisseau. Ayant peu de mois auparavant lu la version originale américaine du roman (paru en 1900 sous le titre The Lost Continent), il me sembla qu’un détail clochait, et que la version française ne rendait pas vraiment justice aux subtilités paléontologiques de la version anglaise. Nonobstant le détail ci-dessous évoqué, je n’hésite cependant pas à recommander à tous les amateurs de vieux romans d’aventures un brin déjantés de lire celles du noble Deucalion et la terrible fin de l’Atlantide.
Or donc, venons-en au fait du jour et à la narration de cette périlleuse croisière : « Bien entendu, les grandes bêtes de la mer nous attaquèrent avec leur légendaire sauvagerie [... ] Ils étaient trois, comme je l’ai dit, et nous les vîmes fondre sur nous depuis la ligne de l’horizon, battant la mer de leurs queues immenses et dressant leurs longs cous comme des mats géants[...] Au bout des longs cous des créatures ondulaient des têtes garnies de crocs. Je compris pourquoi les hommes parlaient de serpents de mer [...] Le serpent de mer recula. Il mugit et martela l’eau de ses nageoires. »
Et alors, arrivé là on se dit : gast ! (note de la rédaction qui respecte les particularismes linguistiques de ses auteurs : « gast » est une interjection bretonne que l’on pourrait traduire par « P… ») Des nageoires ? Qu’est-ce que c’est que ce serpent de mer de pacotille ? Et l’on s’en retourne vers la version originale qui nous dit :
“three of the greater sea lizards attacked […] There were three of them, as I have said, and we saw them come up over the curve of the horizon, beating the sea into foam with their flappers, and waving their great necks like masts as they swam […] The beast drew off, blinded and bellowing, and beating the sea with its paddles.”
Et voilà non seulement il a bien des nageoires cet animal mais ce sont des « paddles » et des « flappers », autant dire des palettes natatoires : ce n’est donc pas un serpent ! Et en plus c’est un « sea lizard », et non un « sea snake », soit un lézard marin, ou un reptile marin si l’on veut. Bref un reptile marin avec des palettes natatoires et un long cou : si ça ne vous dit rien c’est simple, vous reprenez au début l’équation cuvierienne. Reptile marin + palettes natatoires + long cou = plésiosaure, et pis c’est tout !
Ce sont bien évidemment des plésiosaures (légèrement surdimensionnés, je l’admets) qui s’en prenaient au vaisseau de Deucalion (c’est évidemment invraisemblable puisque le dernier plésiosaure disparut 65 millions d’années avant que Deucalion ne prenne la mer mais je vous rappelle que c’est un roman…).
Certes Hyne n’a pas nommé un plésiosaure dans son texte, mais sa description ne peut laisser aucun doute, et ne devait pas laisser de doute non plus à ses lecteurs de la Belle Epoque. Hélas il semble que ce soit moins évident pour nous… Aurions-nous régressé depuis 1900 dans notre culture générale du monde mésozoïque, puisque C.J.C. Hyne considérait ses lecteurs comme suffisamment cultivés en la matière pour qu’ils identifient eux-mêmes le monstre marin et que le lecteur (ou le traducteur) contemporain n’en serait plus capable ? C’est à craindre… Il n’est que de lire la préface d’un célèbre géologue français (qui s’est un temps piqué de politique et, dans ce cadre, découvert une aversion pour le mammouth), au livre d’un autre célèbre géologue français pour constater que les ptérodactyles y sont rangés sans vergogne parmi les dinosaures. Misère ! Il y a urgence à remettre de la paléontologie dans les programmes scolaires, M’sieur Peillon !
Références :
C.J. Cutcliffe Hyne, 1900. The Lost Continent. Sur le projet Gutenberg c’est ici
C.J. Cutcliffe Hyne, Le continent perdu. In Atlantides, les îles englouties, Omnibus, 1996.
V. Courtillot. La vie en catastrophes (préface de C. Allègre). Fayard, 1995.
Publié dans : Littérature fantastique,Reptiles marins
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