Une fois n’est pas coutume il sera question aujourd’hui de la parution d’un ouvrage très technique en anglais, comprenant une quarantaine de chapitres et près de 400 pages rédigées par quelques dizaines de très sérieux paléontologues du monde entier. C’est qu’il s’agit du premier livre entièrement consacré aux coprolithes de vertébrés, les crottes fossiles, et qu’un pareil sujet ne pouvait nous laisser cois. Lassés par les commentaires eschatologiques assez ineptes autour de nos voisins de Bugarach, nous passerons donc à des analyses scatologiques fort poussées et pertinentes. Nous avions déjà effleuré ces objets insolites à propos de l’utilisation de crottes de requins du Trias comme amulettes dans les campagnes siamoises (ici).
Ces coprolithes thaïlandais sont d’ailleurs décrits en détail dans l’ouvrage qui vient de paraître sous la plume alerte de Chalida Laojumpon et de ses co-auteurs. Mais cet ouvrage est d’abord une vraie mine (pardon…) de renseignements sur ces fossiles longtemps délaissés par la recherche paléontologique. Les aspects historiques ne sont pas négligés au long des 400 pages de cette bible de la crotte, et je reviendrai d’ailleurs dans un autre billet sur le chapitre que j’ai commis à propos de l’invraisemblable classification des coprolithes du département du Var, entreprise en 1872 par Ferdinand Panescorse. La contribution de cet illustre Varois fut, il faut l’admettre, moins déterminante dans l’étude de notre sujet que celle de l’inventeur du mot « coprolithe », le savant anglais Buckland. William Buckland (à qui ce livre est dédié) créa le terme en 1829, décrivant notamment de nombreux spécimens découverts dans le Lias anglais par la célèbre Mary Anning (ici).
Adrian Hunt et Spencer Lucas, les Jacob et Delafon de la paléontologie du Nouveau-Mexique, profitent de la parution de cette encyclopédie pour redéfinir tous les termes associés aux résidus alimentaires fossiles, qualifiés globalement de « bromalites » (ce que je traduis par bromalithes, comme le « coprolite » anglais est un coprolithe en français ; notez que les néologismes qui suivent sont probablement tous masculins puisque lithos – λίθος – est un substantif grec masculin). Les bromalithes (du grec broma, la nourriture et lithos, la pierre) sont « tous les restes fossilisés de nourriture qui sont entrés par la cavité orale (la bouche) et ont été expulsés (soit oralement, soit rectalement, avant ou après la mort du consommateur) ou sont restés à l’intérieur du corps ». Il est donc bien ici question de ce que le titre de ce billet vous a promis… Nos bromalithes sont classifiés en trois catégories en fonction du parcours qu’ils ont suivi dans le tube digestif : les coprolithes « ont été éjectés par l’extrémité postérieure du système gastro-intestinal » (ont donc été chiés, si vous préférez) ; les régurgitalithes sont « des restes fossilisés de nourriture digérée ou partiellement digérée éjectés par la cavité orale » (en gros ils ont été vomis) ; enfin les consumulithes (du latin consumo) sont de la nourriture fossilisée préservée à l’intérieur du corps du consommateur.
Le schéma joint (figure 3) vous en dira encore plus, mais je m’en voudrais de ne pas préciser que les régurgitalithes peuvent être des ejectalithes (qui ont subi une digestion partielle sans atteindre l’estomac) ou des ekrhexalithes (qui sont passés par l’estomac). De même les consumulithes, en fonction de leur localisation, seront des oralithes (dans la bouche), des esophagolithes (dans le tube digestif avant l’estomac), des gastrolithes (dans l’estomac), ou des cololites (dans le tube digestif après l’estomac, sous-divisés en intestinelithes, eviscéralithes ou entérospires).
J’avais aussi promis du pipi : les urolithes sont les secrétions urinaires non-liquides fossilisées (cf les déjections de certains reptiles), les saccatalithes des accumulations fossilisées d’urine liquide desséchée, et les micturalithes sont les traces fossiles résultant de l’interaction de l’urine liquide et du substrat (en urinant sur du sable, nous créons une dépression qui, si elle se fossilise, deviendra un micturalithe).
Ce n’est pas une vérité coulée dans le bronze, euh gravée dans le marbre plutôt mais la nouvelle terminologie proposée par les meilleurs experts du sujet. Son utilité dans la vie quotidienne m’a sauté aux yeux lorsque je l’ai découverte, et il m’a paru indigne de laisser nos lecteurs dans l’ignorance de ce vocabulaire tout neuf. De magnifiques exemples actuels sont proposés par le paléontologue allemand Oliver Wings qui nous présente le même objet (en l’occurrence une canette de boisson gazeuse pas très bonne) sous forme de régurgitalithe d’éléphant de mer et de coprolithe d’hippopotame (figure 4). Le paléontologue danois Jesper Milàn n’est pas en reste ; il s’est penché sur la morphologie et la composition des crottes de crocodiles actuels, concluant malheureusement que la variation intraspécifique recouvre la variation interspécifique. En d’autres termes, on ne sait pas reconnaître une espèce de crocodile à partir de ses crottes, ce qui est bien triste. Jesper a aussi constaté durant ses travaux que les crottes de crocodiles contiennent des plumes et des poils mais pas le moindre fragment d’os, les os étant entièrement digérés par les sucs gastriques redoutables des crocodiles. Il en déduit qu’un coprolithe comprenant des fragments d’os n’est probablement pas celui d’un crocodile.
Outre leur classification inspirée des grandes catégories de bromalithes, les mêmes auteurs (Hunt et Lucas) donnent toutes les clés pour décrire correctement la morphologie des coprolithes (ovales, spiralés, en forme de cigare, etc. : voir la figure 4). Bien entendu de nombreux chapitres sont consacrés à la description de nouveaux coprolithes de tous âges et aux auteurs variés, et à l’intérêt considérable de ces objets tant en biostratigraphie qu’en paléobiologie. On croise donc au fil des pages des bromalithes de requins, de dinosaures, de poissons, de crocodiles, d’oiseaux, d’hyènes et d’hommes.
Bien que connus depuis près de deux siècles, les coprolithes ont finalement été très peu étudiés, et très peu recherchés par les paléontologues, et un vaste travail de recensement reste à faire (une situation assez comparable à l’étude des empreintes de pas fossilisées il y a 25 ans : 99% des gisements connus ont été découverts dans le dernier quart de siècle). Pour le Mésozoïque français par exemple, tout reste à faire…
Vous ne direz donc plus «il faut que j’aille faire pipi » mais plutôt « le creusement d’un micturalithe m’attend ». Ce n’est pas tous les jours que l’on peut ainsi renouveler son vocabulaire scatologique.
Références :
Adrian P. Hunt, Jesper Milan, Spencer G. Lucas & Justin A. Spielmann. 2012. Vertebrate Coprolites. New Mexico Museum of Natural History & Science Bulletin, 57, 387 p.
Adrian P. Hunt & Spencer G. Lucas. 2012a. Classification of vertebrate coprolites and related trace fossils. In Hunt et al. (Eds). Vertebrate Coprolites. New Mexico Museum of Natural History & Science Bulletin, 57, 137-146.
Adrian P. Hunt & Spencer G. Lucas. 2012b. Descriptive terminology of coprolites and recent feces. In Hunt et al. (Eds). Vertebrate Coprolites. New Mexico Museum of Natural History & Science Bulletin, 57, 137-146.
Chalida Laojumpon, Thanit Matkhamee, Athiwat Wathanapitaksakul, Varavudh Suteethorn, Suravech Suteethorn, Komsorn Lauprasert, Paladej Srisuk & Jean Le Loeuff. 2012. Preliminary report on coprolites from the Late Triassic of Thailand. In Hunt et al. (Eds). Vertebrate Coprolites. New Mexico Museum of Natural History & Science Bulletin, 57, 207-213.
Jean Le Loeuff. 2012. Ferdinand Panescorse and his classification of coprolites. In Hunt et al. (Eds). Vertebrate Coprolites. New Mexico Museum of Natural History & Science Bulletin, 57, 147-151.
Jesper Milàn. 2012. Crocodilian scatology – A look into morphology, internal architectures, inter and intraspecific variation and prey remains in extant crocodylian feces. In Hunt et al. (Eds). Vertebrate Coprolites. New Mexico Museum of Natural History & Science Bulletin, 57, 65-71.
Oliver Wings. 2012. Gastroliths in coprolites – A call to search! In Hunt et al. (Eds). Vertebrate Coprolites. New Mexico Museum of Natural History & Science Bulletin, 57, 73-77.
Publié dans : Coprolithe
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Ah ben bravo… C’est sérieux tout ça !
… A Angeac aussi nous avons de jolis cacas… De Goniopholis sûrement…
Ah grand merci pour ce texte édifiant. Je me sens un peu plus intelligent après l’avoir lu. Mais ôtez moi un doute. N’avez-vous pas oublié le « prout-lithe » annoncé dans le titre ? Y a-t-il vraiment un nom grec adapté où avez-vous simplement été emporté par votre passion en rédigeant le titre et en oubliant que les gaz ne donnent sans doute guère de cailloux à moins qu’ils ne créent eux aussi une dépression sur le sable ?
Vous avez raison, hélas : le pet se fossilise mal… Du moins nos connaissances actuelles ne nous permettent pas (encore ?) d’identifier ses éventuels impacts sur la sédimentation. Après, selon certains, l’impact des flatulences dinosauriennes sur le climat fut considérable !
Je n’ai pas vu dans la table des matières (si j’ose dire), dans ce que j’ai pu en voir sur le net, le nom de Karin Chin dont la thèse a fait un temps référence sur ce sujet. Est-ce normal?
PS: pas que, Pierre, pas que…
Cher Plop (serait-ce là un pseudonyme ?), le nom de K. Chin apparaît mais comme rapporteuse et non comme auteure… Ce vaste volume ne fait qu’effleurer cet immense sujet, et l’inventaire bromalithique du monde ne fait que commencer.
Merci de cette réponse rapide. Effectivement « plop » est un pseudonyme mais n’y voyez aucune malveillance de ma part, l’anonymat est plus confortable pour discuter à la manière d’un « café du commerce » car le net est accessible par tous et ad vitam aeternam.
« L’inventaire bromalithique », comme c’est joliment dit… mais pour intégrer toute cette nouvelle typologie nous allons avoir besoin d’un peu de bromure
J’ai hâte de lire cet ouvrage.
Bien cordialement.