Le premier texte de vulgarisation paléontologique, Paris avant les hommes est donc un dialogue assez classique entre le candide Pierre Boitard et le démoniaque Asmodée qui détient la connaissance et lui fait la leçon. Ce parti-pris permet à Boitard de mettre son grain de sel dans quelques controverses du moment. Au sujet des fameuses empreintes fossiles nommées Chirotherium et dont l’origine était vigoureusement débattue, il s’en sort par une pirouette :
– Je voudrais bien savoir, dis-je au génie, ce qu’était cet animal ?
– Parbleu ! me répondit-il, tu n’as qu’à consulter les savants qui devinent tout, et tu les trouveras d’accord sur ce point comme sur le chapitre du dinotherion. Du premier coup M. Kaup te dira qu’il se nomme chirotherium barthii, et il en est bien sûr, car c’est lui qui l’a baptisé ; pour le reste il n’en sait pas plus long que toi, et cependant il conjecture, avec MM. Barthe, Hohnpaum et Wiegmann, que c’était un kangourou ou quelque chose d’approchant. M. le professeur Berthold croit, au contraire, que c’était une espèce d’amphibie ; quelques naturalistes français soutiennent que c’était un ours ; et voici MM. Buckland et Koenig qui ne savent pas encore ce que c’est, mais qui vont bientôt le savoir, à ce qu’ils disent. Quant à moi, je ne partage pas du tout l’opinion de ces messieurs.
– Vous pensez que c’était ?
– Le diable ! mon cher ami ; interroge plutôt les paysans des environs de Darmstadt, et tu verras s’ils ne te font pas cette réponse.
Je ne développe pas davantage cette histoire ici car la saga de Chirotherium mérite certainement un petit billet un de ces jours. Dans un autre cas Boitard lance son diable dans le débat sur la nature du Deinotherium (le « dinotherion » évoqué ci-dessus), un proboscidien miocène aux défenses recourbées vers le bas, dont le crâne venait d’être découvert. Asmodée réfute qu’il s’agisse d’un éléphant ou d’une baleine et « démontre » en utilisant la méthode cuvierienne que c’est incontestablement… une taupe ! L’illustration qui accompagne la démonstration est extraordinaire : au premier plan la taupe éléphantine avec au second plan de gigantesques monticules qui ne sont autres que des « deinotherinières » de vingt pieds de haut (des taupinières de Deinotherium donc…).
Un point remarquable de l’œuvre de Boitard est l’absence totale d’un Démiurge dans son histoire naturelle, et son propos évolutionniste pré-darwinien, probablement inspiré par son contemporain Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. Ainsi Asmodée lui présente-t-il par exemple la transition poisson-reptile (un raccourci bien sûr un peu brutal…) :
– Regarde celui-ci, me dit le génie ; il fait le passage naturel des poissons aux reptiles ; il est encore moitié brochet, moitié tortue, et il tiendrait plus de cette dernière que du premier s’il ne respirait par des branchies au lieu de poumons.
Un autre exemple :
Quant aux pachidermes [sic] qui vont suivre, il n’en est pas de même ; leurs descendants existent encore parmi nous ; seulement les siècles qui se sont entassés depuis leur création ont tellement modifié leur organisation que nous sommes forcés de faire de ceux d’aujourd’hui des espèces particulières, plus ou moins éloignées de leurs types anéantis
En ce sens le texte de Boitard est étonnamment moderne et révélateur d’une atmosphère scientifique en partie prête à accueillir la théorie darwinienne (L’Origine des espèces ne paraîtra qu’en 1859, l’année de la mort de Boitard).
Pierre Boitard termine son voyage en rencontrant l’homme fossile en personne, dont l’existence est alors hypothétique (Boucher de Perthes obtiendra la reconnaissance de son « homme antédiluvien » par le monde scientifique en 1859 seulement). Certains experts considèrent d’ailleurs Boitard comme le fondateur du « roman préhistorique », un genre littéraire mettant en scène des hommes préhistoriques. Mais ils datent unanimement cette naissance du genre de 1861, la date de parution de Paris avant les hommes en volume chez l’éditeur Passard, oubliant la version parue dans la revue Musée des familles. Nous ne pouvons que suivre ces spécialistes, en vieillissant simplement d’un quart de siècle cette invention, puisque ce texte a été publié en novembre 1837 ! L’illustration présentée ici n’apparaît en revanche qu’avec le texte de 1861. Asmodée conduit Boitard dans une grotte à Souvignargues dans le Gard où dorment de bien curieux animaux :
Ces animaux dégoûtants exhalaient une odeur tellement fétide, résultat de leur malpropreté, que je me bouchai le nez en demandant à voix basse au génie ce que pouvaient être ces bêtes extraordinaires.
A cette question, le diable fit éclater un long éclat de rire qui les réveilla. La femelle se sauva à quatre pattes, emportant sous son ventre son petit qui s’y était cramponné avec plus de force ; mais le mâle poussa une sorte de rugissement guttural et féroce, me lança un regard étincelant, se leva sur ses pattes de derrière, saisit avec celles de devant le tomahawk de silex, et, d’un bond furieux, s’élança vers moi en levant l’arme terrible sur ma tête.
En cet instant je poussai un cri de terreur car je venais de reconnaître l’espèce du monstre… c’était un homme.
Ainsi s’achève la première version de Paris avant les hommes, sur cette rencontre avec l’homme primitif. Notons que cette grotte de Souvignargues, découverte par Emilien Dumas en 1827, est actuellement datée du Paléolithique moyen…
A la fin du premier article (juin 1836) Boitard revient sur sa méthode pour redonner vie à ses héros :
J’ai profité des travaux de M. le baron Cuvier et de quelques autres savants, pour faire une chose qui, grâce à eux, n’offrait plus de très grandes difficultés. J’ai recouvert de muscles les squelettes qu’ils avaient restaurés, et, en observant rigoureusement la grandeur des empreintes que les attaches de ces muscles ont laissé sur les os, il m’était aisé, au moins approximativement, d’en retrouver l’épaisseur. Restait à les recouvrir d’une peau, et pour cela je n’avais pour me guider que l’analogie. Mais il me paraissait certain qu’un animal appartenant par la plus grande partie de ses caractères à la classe des grands sauriens devait avoir comme eux le corps recouvert d’écailles [...] Pour leur rendre les allures, la grâce et les mouvements de la vie, j’ai eu recours à l’un des meilleurs dessinateurs d’histoire naturelle de Paris, M. Théodore Susemihl.
Pierre Boitard, bien oublié aujourd’hui, est donc le précurseur de la vulgarisation en paléontologie et en préhistoire en France. Il est aussi l’un des premiers à s’appuyer sur des reconstitutions, celles de son ami Susemihl, pour illustrer son propos. Après Boitard viendront Louis Figuier ou Camille Flammarion, les deux poids-lourds du genre dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Avec eux, finies l’ironie et la gaieté de Boitard, place à une vulgarisation sans doute plus rigoureuse mais aussi bien aride, voire un peu chiante… Car la science c’est sérieux, bordel ! Et donc il convient d’écrire sérieusement et de manière ennuyeuse quand on raconte la science, ce que la plupart des successeurs de Figuier ont parfaitement intégré. Que l’on me permette ici de rendre hommage à la légèreté et à l’inventivité de Pierre Boitard. Si nos conceptions du Deinotherium l’eussent sans doute troublé, il eût peut-être apprécié les irrévérences dont ce blog est coutumier. Rêvons donc d’Asmodée introduisant une nuit l’ami Pierre auprès des dinoblogueurs en leur antre secret. Et sur le seuil du DinOblog une voix éraillée et chevrotante s’élèvera : « Entre ici Pierre Boitard, avec ton facétieux cortège… »
Références :
P. Boitard, 1836, Paris avant les hommes, 1er article, Musée des Familles – Lectures du Soir, tome III, juin 1836, 257-281.
P. Boitard, 1837, Paris avant les hommes, 2ème article, Musée des Familles – Lectures du Soir, tome V, novembre 1837, 45-63.
Pierre Boitard, 1861. Paris avant les hommes, Passard, Paris, 1-494.
Ralph O’Connor, 2007. The Earth on Show: Fossils and the Poetics of Popular Science, 1802-1856. The University of Chicago Press, Chicago.
Publié dans : Histoire de la paléontologie
Les commentaires et les pings ne sont pas autorisés.
Superbe ! Il faut que je trouve cet ouvrage…
J’ai oublié de préciser que les deux articles sont disponibles sur Gallica. Pour la version papier c’est (beaucoup) plus coton, mais une réédition est envisagée pour 2013 me dit-on.
Pierre Boitard, mon nouveau héros…
Je suis aussi fascinée par le trait de ce monsieur Susemihl et je me demande si ces gravures sont issue de la version papier ou si elles figurent également dans une résolution convenable sur la version de Gallica?
C’est téléchargeable dans une résolution raisonnable sur Gallica.
Mais si tu veux de plus gros fichiers j’ai la version papier…
[...] Le premier texte de vulgarisation paléontologique, Paris avant les hommes est donc un dialogue assez classique entre le candide Pierre Boitard et le démoniaque Asmodée qui détient la connaissance et lui fait la leçon. [...]