Le DinOblog a déjà montré à ses lecteurs comment un oiseau (Samrukia nessovi) peut se muer en ptérosaure, et un primate (Arrhinolemur) en poisson. Continuons dans la même veine et voyons comment un ptérosaure peut devenir un poisson. Il ne s’agit pas d’évolution, bien sûr, mais de réinterprétation – un sport que les paléontologues pratiquent volontiers.
En l’occurrence, l’intéressé porte le doux nom de Gwawinapterus beardi, il a été décrit en 2011 à partir d’un fragment de mâchoire supérieure, conservé dans un nodule, découvert dans des terrains du Crétacé supérieur (Campanien supérieur, environ 75 millions d’années) sur l’île Hornby, en Colombie Britannique, sur la côté ouest du Canada. Gwa’wina signifie “corbeau” en Kwak’wala, la langue des Kwakwaka’wakw (le lecteur aura deviné qu’il s’agit des Amérindiens du coin). Quant à l’espèce, elle est dédiée à Graham Beard, directeur du musée local où fut déposé le fossile après sa découverte par des paléontologues amateurs.
Lorsque le fossile en question fut présenté à un congrès international sur les ptérosaures à Pékin en 2010, il fit sensation, et cette sensation ne fit que croître lorsque parut en 2011 la description détaillée par Victoria Arbour et Philip Currie. En effet, ce fragment portant un certain nombre de dents était attribué à un ptérosaure. Or, au Campanien, pensait-on, les ptérosaures n’avaient plus de dents – il s’agissait d’animaux au long bec édenté, du style Pteranodon ou Azhdarchidae. Mais le fossile canadien remettait tout cela en question. Ses dents plutôt massives conduisaient en outre à l’attribuer à une famille de ptérosaures pas très bien connue, les Istiodactylidae, que l’on avait trouvée jusque là dans le Crétacé inférieur, notamment en Angleterre. Ainsi, l’extension stratigraphique de ce groupe s’allongeait d’un seul coup d’une bonne quarantaine de millions d’années. Autant dire que ce nouveau ptérosaure canadien menait à réviser quelques-unes de nos conceptions sur l’histoire évolutive de ces reptiles volants.
Mais quelque chose clochait : le mode de remplacement des dents ne correspondait pas vraiment à ce que l’on voit habituellement chez les ptérosaures. Cela n’échappa pas au paléontologue britannique Mark Witton, qui en 2012 se prit à douter de l’attribution de Gwawinapterus aux Istiodactylidae, et même aux ptérosaures. Mais si Gwawinapterus n’est point un ptérosaure, qu’est-il donc ? Romain Vullo, paléontologue de Rennes (et aussi de La Rochelle d’ailleurs), doutant lui aussi fortement de la nature ptérosaurienne du fossile canadien, s’est penché sur la question avec l’aide du chercheur américain Mike Everhart et de l’auteur de ces lignes. Conclusion : le supposé ptérosaure n’est autre qu’un poisson de la famille des Saurodontidae. Une comparaison détaillée du fragment de mâchoire le montre de façon très claire, et le problème du remplacement dentaire se trouve ainsi résolu. Il faut dire que les dents des Saurodontidae peuvent prêter à confusion : elles sont robustes, coniques, pointues et ressemblent assez à celles de divers reptiles. D’ailleurs, le premier spécimen de saurodontidé, découvert dans l’Ouest américain par la célèbre expédition de Lewis et Clark (1804), fut pris pour un reptile par le paléontologue américain Harlan, qui lui donna le nom de Saurocephalus (« tête de lézard ») en 1824. En 1830, un autre paléontologue américain, Harlan, décrivant un spécimen similaire du New Jersey, reconnut qu’il s’agissait d’un poisson, qu’il nomma Saurodon (« dent de lézard »). Depuis, des confusions comparables à celle de Harlan se sont reproduites, des dents de Saurodontidae étant attribuées à des dinosaures spinosauridés, ou à des mosasaures. L’épisode de Gwawinapterus ne fait que s’ajouter à cette liste d’identifications erronées.
Gwawinapterus n’était donc pas un redoutable prédateur volant, mais un non moins redoutable prédateur marin. Les Saurodontidae, qui pouvaient atteindre 3 mètres de longueur, étaient des poissons carnivores, comme le montrent bien leurs mâchoires et leurs dents (pour en savoir plus, voir l’excellent site de Mike Everhart, Oceans of Kansas, ici).
Quelle leçon peut-on tirer de cette affaire ? Il ne s’agit certes pas d’accabler les paléontologues qui, en toute bonne foi, ont pris cette mâchoire de poisson fossile pour celle d’un ptérosaure. En paléontologie, chacun commet à l’occasion de telles erreurs, et les rectifier, c’est aussi faire progresser la science. Tout au plus peut-on se demander si un ptérosaure n’apparaît pas comme un peu plus spectaculaire qu’un poisson – et il est facile de voir ce que l’on a envie de voir. Une raison de citer une nouvelle fois Carola Hicks : people find what they want to find and see what they choose to see.
Références :
Arbour, V. M., and P. J. Currie. 2011. An istiodactylid pterosaur from the Upper Cretaceous Nanaimo Group, Hornby Island, British Columbia, Canada. Canadian Journal of Earth Sciences 48:63–69.
Vullo, R., Buffetaut, E. & Everhart, M.J. 2012. Reappraisal of Gwawinapterus beardi from the Late Cretaceous of Canada: a saurodontid fish, not a pterosaur. Journal of Vertebrate Paleontology 32:1198-1201.
Witton, M.P. 2012. New Insights into the Skull of Istiodactylus latidens (Ornithocheiroidea, Pterodactyloidea).PLoS ONE 7: e33170.
Publié dans : Poissons fossiles,Ptérosaure
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[...] Le DinOblog a déjà montré à ses lecteurs comment un oiseau (Samrukia nessovi) peut se muer en ptérosaure, et un primate (Arrhinolemur) en poisson. Continuons dans la même veine et voyons comment un ptérosaure peut devenir un poisson. [...]
Remarque peut-être absurde ou anachronique de la part d’un profane comme moi mais cette mâchoire avec ce début de rostre, ça me fait penser à l’ancêtre éventuel des espadons et autres marlins qui se servent de leur rostre bien plus développé pour assommer et blesser leurs proies. C’est possible ça ?
Merci pour votre billet qui permet d’en rajouter encore un peu plus dans le domaine très vaste des erreurs de jugements et des errements de la nature humaine. Très utile pour augmenter son objectivité et sa lucidité.