(la première partie est ici)
Milon, nous apprend son biographe Yves Rannou, s’était opposé en tant que doyen de la Faculté des Sciences aux tentatives de l’occupant d’organiser des cours ou des conférences à l’Université, dans un but évident de propagande. « Une seule fois il accepta de faire une exception à la règle du refus, en donnant une conférence [...] dans le cadre des conférences universitaires de Bretagne. C’était le 13 février 1944, le conférencier portait une cravate tricolore, et l’une des conclusions de son propos subtilement provocateur fut une citation du célèbre Chanteclerc d’Edmond Rostand : C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière.» Ce qui s’appelle assumer ses opinions…
Expulsé de leur maison par les Allemands, Milon et sa famille finirent par s’installer dans les sous-sols de l’Institut en 1944, dormant… sous des caisses d’explosifs qui attendaient à l’étage au-dessus, au milieu des collections minéralogiques, une instruction de Londres pour être utilisées. Ces explosifs, raconta Milon, avaient été transportés d’Angleterre par un sous-marin, puis transférés en mer sur des bateaux de pêche. Un des pêcheurs les achemina petit à petit par le train jusqu’à la gare de Rennes, où l’attendait le Doyen Milon : « J’allais l’accueillir à la gare et remplissais d’explosifs mon sac à dos de géologue. Au cours de l’un de ces passages dans le grand hall de la gare, ayant déposé mon sac, bien chargé, au pied d’un pilier, et m’étant écarté un moment pour acheter un journal, j’eus la surprise de voir une allemande en uniforme, allongée sur le sol, la tête sur mon sac ! Elle ne se doutait pas de la nature du contenu du « rücksac » dont je lui demandais poliment (en allemand) de me laisser reprendre possession ! » Le mot d’ordre pour leur utilisation(« Le camion est en panne », on a connu Radio Londres plus inspirée…) vint début juin comme chacun sait, et Milon transmit ces curieux échantillons géologiques aux équipes des FTP chargées de faire sauter les voies ferrées reliant la Bretagne à la Normandie, dans la nuit du 5 au 6 juin 1944. Il fallut neuf jours aux chars allemands pour atteindre les zones de combat… Le 7 juin à l’aube Milon était quant à lui arrêté par la Gestapo et la Milice, mais pour un internement de courte durée sans lien avec ses activités clandestines. Début août 1944, Milon était nommé Maire de Rennes, accueillant dans les jours suivants quelques visiteurs pressés comme Patton et de Gaulle.
Pendant ce temps, faute de girafe, Mathurin peignait le Diplodocus, ou plutôt les Diplodocus, dans son atelier parisien et un relatif abandon : son compère rennais était un peu trop pris par ses multiples fonctions officielles et souterraines pour superviser réellement le travail du peintre. D’où peut-être quelques entorses anatomiques, les dinosaures de Méheut ayant une curieuse allure. La composition est élégante, le coup de pinceau est sûr, mais la précision anatomique n’y est pas. Il est à craindre que l’artiste ait laissé largement libre cours à son inspiration du moment, peut-être influencé par des reconstitutions datant du début du siècle d’un Diplodocus aux pattes de lézard. En tout cas la posture du dinosaure au premier plan, vu de dos et faisant le beau, est totalement invraisemblable. Hormis cela, les Diplodocus de Méheut montrent pas mal de ressemblances avec un dessin de Georges F. Mason paru quelques années plus tôt pour illustrer un article de Roland T. Bird relatant la première découverte d’empreintes de sauropodes aux Etats-Unis. Méheut s’inspira vraisemblablement de cette œuvre, comme en témoigne la présence au premier plan de quelques empreintes de pas : leur présence dans le tableau de Mathurin est peut-être bien un clin d’œil à cette découverte.
Soyons honnête, les erreurs ne manquent pas non plus sur certaines reconstitutions de Charles Knight ou de Zdenek Burian, y compris parfois de grossières erreurs anatomiques, mais il faut avouer que chez Mathurin ça devient le jeu des 7 erreurs. Pour faire bonne mesure, les ptérodactyles sont nantis d’ailes de chauves-souris et les ichtyosaures de nageoires de poissons ! Alors comment expliquer de pareilles énormités ? Les ailes des ptérodactyles sont constituées d’une membrane de peau tenue par un seul doigt (à la différence des chauves-souris dont l’aile est armée par quatre doigts), et tout le monde sait ça depuis Cuvier… Alors pourquoi Méheut est-il allé peindre cette chimère ? Idem pour son ichtyosaure nanti de nageoires rayonnées de poissons au lieu de palettes natatoires ! Il est fort probable que ces multiples erreurs soient en partie dues à la consultation un peu rapide d’un livre historique du paléontologue autrichien Abel sur les reconstitutions de vertébrés fossiles, qui incluait (pour en souligner l’inexactitude) de nombreuses tentatives fantaisistes du siècle précédent, dont des ptérosaures aux ailes de chauve-souris ou le Diplodocus-lézard évoqué plus haut. On sait en effet que Milon avait fourni à Méheut le Geschichte und Methode der Rekonstruktion Vorzeitlicher Wirbeltiere d’Abel, funeste erreur qui sans doute provoqua ces petits errements.
Pour les historiens de l’art, Les Diplodocus sont une alliance étonnante entre réalisme scientifique, fantastique et souci décoratif. Nous avons vu ce qu’il en était du réalisme scientifique, restent les autres qualificatifs qui définissent très bien cette immense toile (208×495 cm) exécutée en une dizaine de jours en juillet 1943.
Toujours est-il que malgré la guerre, la pénurie de toile ou de peinture, la vision de Milon devint réalité sous le pinceau des artistes, et que la totalité des toiles fut installée en 1946. Dans l’intervalle Milon avait été élu à la Mairie de Rennes dont il demeura le premier magistrat jusqu’en 1953. L’œuvre monumentale de Mathurin Méheut ne dut ensuite sa sauvegarde qu’à l’opiniâtreté des responsables successifs du Laboratoire de Géologie de Rennes qui parvinrent à dissuader les bureaucrates de l’administration universitaire de purement et simplement liquider les toiles de Méheut, puis obtinrent des crédits pour leur restauration et leur nouvel accrochage au Musée de Géologie de l’Université de Rennes, ainsi que leur classement à l’inventaire des monuments historiques. Qu’ils soient salués pour cette action salutaire… Pour finir, ce billet a-t-il une morale ? Au lecteur d’en décider, en tout cas cette histoire rappelle que la réalité n’a pas de mal à dépasser la fiction avec des hommes de la trempe d’Yves Milon, et accessoirement que la laideur des locaux universitaires n’est pas une fatalité…
Informations pratiques :
Le Musée de Géologie de l’Université de Rennes, situé sur le campus de Beaulieu est ouvert du lundi au vendredi, de 9h00 à 16h00. Fermé le week-end, les jours fériés et durant les vacances universitaires.
Références :
Je remercie Jean Plaine et Didier Néraudeau pour leur accueil à Rennes.
Ces billets sont librement inspirés de l’excellente monographie de René Le Bihan et Yves Plusquellec (Le Bihan, R. & Plusquellec, Y. 1989. Animaux disparus et paysages géologiques. La décoration de l’Institut de Géologie de Rennes. Penn Ar Bed, 133, 1-56).
Delouche, D., De Stoop, A. & Le Tiec, P. 2004. Mathurin Méheut. Edition du Chasse-Marée, 1-376.
Le Loeuff, J. 2010. Art and palaeontology in German-occupied France: Les Diplodocus by Mathurin Méheut (1943). In Moody, R.T.J. et al. (Eds) Dinosaurs (and other extinct saurians). A Historical Perspective. The Geological Society, London, Special Publications, 343, 325-333.
Morzadec-Kerfourne, M.T. 2000. La décoration de l’Institut de Géologie, l’œuvre commune d’un géologue et d’un artiste-peintre. In Brun, J.P. & Ollivier, M.A. (eds) 150 ans de géologie à Rennes, Mémoires de Géosciences Rennes, hors-série n°3, 93-105.
Rannou, Y. 2006. Yves Milon. De la Résistance à la mairie de Rennes. Editions Apogée, Rennes, 93 p.
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Othenio Abel (1875-1946) ne fut en fait allemand que quelques années, de 1938 à 1945 pour être précis, c’est à dire de l’Anschluss à la chute du 3e Reich. Le reste du temps, il fut autrichien. N’allez pas croire cependant que ce changement temporaire et forcé de nationalité fut pour lui déplaire, car c’était un fervent nazi.
C’est d’ailleurs une ironie de l’histoire que le grand résistant que fut Yves Milon ait choisi un ouvrage d’un nazi notoire pour fournir des modèles à Mathurin Méheut. Mais il faut reconnaître qu’Abel fut aussi un paléontologue fort compétent et que ses travaux sur les reconstitutions d’animaux éteints faisaient autorité.
Merci de la remarque, j’ai rendu à Abel sa nationalité habituelle.