L’étonnante histoire qui suit est largement et injustement méconnue. Si c’était un film, ce serait quelque part entre OSS 117 et Le Jour le plus long, ou comment, en pleine occupation allemande, un homme allait produire l’œuvre la plus monumentale de l’art paléontologique en France sous la conduite de l’un des chefs de la Résistance, et avec l’argent du gouvernement de Vichy…
L’art de la reconstitution paléontologique a été dominé pendant plusieurs décennies par le peintre américain Charles Knight (1873-1956) qui a fortement influencé les artistes de la première partie du XXe siècle, notamment le Tchèque Zdenek Burian (1905-1981) dont les réalisations remplissaient les livres de vulgarisation européens des années soixante aux années quatre-vingts. Tous les aficionados des dinosaures ont aussi entendu parler de l’immense fresque peinte par Rudolf Zallinger au Peabody Museum de Yale (Zallinger reçut le prix Pullitzer en 1949 pour cette composition) ou de la décoration du Field Museum de Chicago par Charles Knight, deux ensembles monumentaux retraçant l’évolution de la vie. Il est en France un ensemble largement comparable, qui mérite bien un petit voyage à Rennes : c’est l’ensemble de 25 toiles réalisées pendant la Seconde Guerre mondiale par le peintre breton Mathurin Méheut (1882-1958) et son assistante Yvonne Jean-Haffen (1895-1993) pour la décoration de l’Institut de Géologie, à la demande du géologue Yves Milon (1897-1987), alors Doyen de la Faculté des Sciences de Rennes.
Yves Milon fut un personnage singulier. Il avait commencé des études de médecine interrompues par la Première Guerre mondiale, dont les boucheries lui enlevèrent le goût du soin. Après le conflit et une longue convalescence (il avait été gazé dans la Somme en 1918) il abandonna le stéthoscope pour le marteau du géologue. Il devint le plus jeune professeur d’université de France en 1930 (à 33 ans), succédant à Fernand Kerforne à la chaire de géologie de l’Université de Rennes, et consacra dès ce moment de nombreux efforts à la construction d’un institut de géologie qui accueillit ses premiers étudiants à la rentrée de 1938. Devenu Doyen de la Faculté des Sciences de Rennes pendant la guerre, il put enfin s’occuper d’un élément dont l’absence le chiffonnait : la décoration du nouvel Institut de Géologie, abandonnée faute de crédits quelques années auparavant. Il choisit le peintre Mathurin Méheut pour l’exécuter. Méheut était alors l’un des artistes bretons les plus connus : dessinateur, peintre, graveur, céramiste, vitrailliste, illustrateur de livres, ce brillant touche-à-tout de l’art avait débuté par des illustrations naturalistes que Milon connaissait bien. Il était aussi l’auteur de grandes compositions pour les paquebots de la Compagnie Générale Transatlantique et de la Compagnie des Messageries Maritimes, des œuvres disparues aujourd’hui suite à des naufrages, des incendies ou lors du désarmement des bateaux. Sa capacité à composer de grandes fresques et son passé d’illustrateur naturaliste le firent choisir par Milon pour la réalisation de la décoration de l’Institut de Géologie, qui se composait de 25 peintures pour une surface totale de 134 m2.
Milon obtint un financement du Ministère de l’Instruction et des Beaux-Arts à la fin de 1941 et se mit d’accord avec ses artistes sur le type de peinture souhaité : une peinture décorative, de facture large, avec une palette organisée autour des bruns et des gris afin de s’accorder avec les meubles de l’institut. La commande comprenait plusieurs paysages bretons retenus pour leur intérêt géologique (Le Cap Fréhel, les Tas de Pois ou la vallée de la Vilaine) ainsi que des « paysages reconstitués de la faune et de la flore » secondaires et tertiaires. Ces reconstitutions paléontologiques sont bien sûr celles qui nous intéresseront ici. Quatre furent finalement consacrées au Quaternaire (rhinocéros laineux, mammouths, rennes et bisons) et trois au Secondaire : dinosaures, ptérosaures et ichtyosaures. Le dinosaure choisi par Milon fut Diplodocus, un choix pas si surprenant dans la mesure où le don fait à la France par le milliardaire américain Carnegie d’un moulage du squelette de ce dinosaure, en 1908, avait marqué durablement les esprits. Les dinosaures français étaient de toute façon fort mal connus à cette époque et le choix de Milon est tout à fait compréhensible. En décembre 1942, il expédia à l’artiste « 5 dessins (calques) de ptérodactyles, 5 dessins d’ichtyosaures… dessins Diplodocus et Pteranodon ». Dans un télégramme conservé au musée de géologie de l’Université de Rennes, Méheut remerciait Milon pour ces « renseignements très précieux car je les confronte avec les notes que je prends au Muséum, à la Paléontologie et à Normale supérieure car j’ai à cœur de ne pas faire de blagues ». On verra plus loin qu’il commit tout de même bon nombre de bourdes, et l’on se demande ce que Milon pût bien lui envoyer pour en arriver à un pareil résultat…
Il est vrai qu’en décembre 42 Yves Milon, qui avait été un résistant de la toute première heure, avait quelques autres soucis. Dès juillet 1940 son fils Jean, suivant les conseils paternels, avait rejoint les services secrets anglais du MI6, se livrant à de l’espionnage en Bretagne. Milon père devait être persuasif car son fils venait d’échapper à la mort lors de la destruction d’une escadre de la marine française à Mers el Kebir par les anglais, et devait être un tantinet anglophobe en juillet 1940. Jean Milon disparut en mars 1941 lors d’une traversée de la Manche, et son père s’engagea plus encore dans la Résistance à la suite de ce drame, devenant l’un de ses principaux responsables dans la région rennaise. Milon fut notamment chargé par l’occupant allemand des études hydrogéologiques préalables à l’installation de batteries anti-aériennes sur la côte bretonne, bénéficiant ainsi de précieux laisser-passer pour ses déplacements. Etant en même temps l’un des chefs de la Résistance en Bretagne, il s’empressait de transmettre à Londres l’emplacement desdites batteries. Il transforma, au nez et à la barbe de l’occupant, l’Institut de Géologie en une succursale des services secrets britanniques. L’on y croisait, sous couvert d’échanges scientifiques, des individus de nationalités variées dont les rapports avec la géologie étaient totalement imaginaires. Une belle couverture en somme pour masquer un véritable nid d’espions, et l’on imagine bien de subtiles questions codées du genre « Comment est votre granite ? ». (A suivre…)
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