« A la façon dont il posait sa main sur un crâne de dinosaure, au regard bref qu’en passant il lançait sur un squelette de mammouth, à l’étonnante délicatesse de son corps massif évoluant dans ce magasin-musée de porcelaine éléphantesque, je compris que l’homme n’était pas qu’un savant. A l’entendre, à voir le geste de ses mains pétrissant l’air, il me semblait voir ce fantastique univers osseux s’envelopper de chair et s’animer. En réalité le professeur Ivan Antonovitch Efremov, directeur du laboratoire de paléontologie de l’Académie des Sciences de l’URSS, est un poète.»
La vie d’Ivan Efremov (1907-1972) est un roman, il fut l’un de ces personnages qu’aurait pu croiser Corto Maltese durant ses aventures sibériennes. Ce qui est embêtant c’est qu’il n’existe pas de biographie sérieuse d’Efremov, en tout cas dans une langue lue par l’auteur de ces lignes. Je résumerai donc les grandes lignes de son existence à travers les quelques notes autobiographiques dispersées dans les préfaces de ses œuvres ou de rares interviews. Sa prime jeunesse se déroula, conte-t-il, au sud de Marioupol en Ukraine, où son oncle commandait un bateau sur la mer d’Azov. La première guerre mondiale dispersa sa famille, et il fut adopté par des soldats d’une unité blindée, où il resta jusqu’en 1921. En 1924 il est matelot sur le voilier Troisième Internationale, naviguant entre Vladivostok et Sakhaline. Puis il navigue sur la mer Caspienne, où il rencontre le paléontologue Souchkine, qui lui propose de devenir préparateur dans son laboratoire. Efremov célébra dignement ce changement : « Pendant trois jours, à bord, nous avons bu de la vodka, puis, j’ai dit adieu à la vie de matelot et suis allé à Leningrad où se trouvait alors l’Académie des Sciences ». Efremov s’adonne alors à la géologie et à la paléontologie, succédant à Souchkine à la tête du laboratoire.
Ce sont ses travaux sur la taphonomie (l’étude de la formation des gisements paléontologiques) qui lui valurent d’obtenir le Prix Staline en 1952. Il fut le chef des expéditions soviétiques en Mongolie après la seconde guerre mondiale (entre 1946 et 1949), celles qui découvrirent le fameux Tarbosaurus (une espèce lui fut d’ailleurs dédiée, T. efremovi). L’autre facette d’Efremov c’est son œuvre littéraire qui a heureusement été en partie traduite en français (il manque hélas de rééditions récentes). Comme il le mentionne lui-même dans une préface à ses Contes scientifiques, après avoir vainement essayé d’écrire une autobiographie agréable à lire, il décida de diffuser sa conception de la science en général, de la paléontologie en particulier et de l’humanité plus globalement, à travers une œuvre de fiction.
Efremov était un admirateur de Jules Verne et de Henry Rider Haggard (prénommant même son fils Allan en hommage au héros de ce dernier, Allan Quatermain) et il se lança dans l’écriture de récits scientifiques et fantastiques qui connurent un immense succès dans l’URSS de l’après-guerre. Que ce soit dans ses romans historiques (Aux confins de l’œcumène, 1949) ou dans ses œuvres de science-fiction (La Nébuleuse d’Andromède, 1957) Efremov adore insérer de petits passages paléontologiques : rencontre d’animaux disparus bien vivants ou encore description détaillée des méthodes de fouilles des paléontologues du futur lointain (futur, où selon lui, le communisme a enfin triomphé de la barbarie).
Mais ses deux contributions majeures au « roman paléontologique » sont deux nouvelles parues en français en 1954 dans un recueil intitulé Récits – Contes scientifiques. La nouvelle, L’Ombre du Passé est l’histoire d’une quête poético-scientifique à la recherche de « paléophotographies », des surfaces de résine naturelle qui ont été « impressionnées » comme des plaques photographiques au moment du passage d’un dinosaure, puis fossilisées. C’est au cours d’une expédition en Sibérie à la recherche de grands gisements de dinosaures que le héros, Nikitine, va découvrir l’existence de ces fossiles merveilleux, en l’occurrence l’image d’un tyrannosaure figée depuis la fin du Mésozoïque : « un gigantesque fantôme gris vert, surgi des profondeurs noires de la résine fossile, flottait au-dessus de sa surface plane… Le dos légèrement cintré rejoignait presque verticalement la queue, d’une puissance inouïe, qui lui servait de point d’appui. » Ce tyrannosaure-kangourou, appuyé sur sa queue, n’a pas grand-chose à voir avec ceux de Jurassic Park, mais il correspond parfaitement à l’image que l’on en avait dans les années 1940. Mais rapidement l’image s’efface, et Nikitine consacrera désormais son existence à trouver d’autres paléophotos.
Dans Les Vaisseaux du Firmament, Efremov semble aussi s’inspirer de son expérience des fouilles en Mongolie, transposées à nouveau quelque part en URSS, pour raconter une histoire d’extra-terrestres exterminateurs de dinosaures. « Semble s’inspirer » car dans une interview donnée à la revue Fiction en 1958, il indiquait être allé dans le Gobi… après avoir écrit ces nouvelles ! « La réalité d’ailleurs a dépassé la fiction » concluait-il. De fait les dinosaures qu’il évoque dans ses deux récits ne sont pas ceux que son équipe allait découvrir dans le Gobi mais des dinosaures nord-américains comme les cératopsiens Monoclonius et Triceratops ou le théropode Tyrannosaurus. Dans Les Vaisseaux du Firmament le père de la taphonomie nous explique que les grandes accumulations de squelettes de dinosaures que l’on découvre parfois sont le résultat de chasses dantesques menées par des Buffalo Bills de l’espace…
Les romans d’Efremov portent clairement un message politique qui pourrait sembler légèrement suranné à certains : le communisme vaincra… mais dans très longtemps, et sans petit père des peuples ! Est-ce pour cela que le KGB envoya ses agents fouiller son domicile au lendemain de sa mort en 1972 ? Si l’anecdote est vraie, les explications disponibles sont pour le moins fantaisistes. Selon certains c’est parce que le vrai Efremov aurait été remplacé par un agent de l’ouest durant son expédition en Mongolie en 1946. Et l’on a là l’explication disons la plus rationnelle. Car les « spécialistes » de la question, qui sont aussi des experts en soucoupes volantes, voient plutôt en Efremov un extra-terrestre, voire un homme venu du futur…
L’humour n’existera plus dans 1000 ans, pronostique aussi Efremov, et ses œuvres ne sont d’ailleurs guère poilantes, ce qui est peut-être l’un des principaux reproches que l’on peut leur adresser. Il est considéré aujourd’hui comme l’un des précurseurs de la science-fiction russe, et la lecture des nouvelles évoquées ici devrait ravir les amateurs de romans paléontologiques.
Ivan Efremov, Récits. Contes scientifiques. Editions en langues étrangères, Moscou 1954.
La nouvelle L’ombre du Passé a aussi été publiée par les éditions Safrat en 1998.
La première phrase de ce billet est extraite d’une interview d’Efremov par M. Poletti pour la revue France-URSS (janvier 1958)
Publié dans : Analyse de livre,Histoire de la paléontologie,Littérature fantastique
Les commentaires et les pings ne sont pas autorisés.
Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes, mais moi si, du moins en partie, comme dans le film avec Balasko, et j’ai donc eu le privilège dans mon enfance des années 50-60 de me faire offrir les récits d’Efrémov et la Plutonie d’Obroutchev. A l’époque, les enfants savaient beaucoup moins de choses sur les dinosaures, et la présence du Tyrannosaurus (qu’on voyait aussi dans des films fantastiques américains) ne m’avait pas choqué. Merci de rappeler ces auteurs à présent quelque peu oubliés.
Note : le « génial Staline » étant mort en 1953, Efrémov a eu un des derniers prix Staline. Après la déstalinisation, tous les récipiendaires du prix Staline ont obtenu de le convertir en prix Lénine… Je ne sais pas s’il y a un prix Poutine…
Obroutchev aura droit à un prochain post, promis !
Voir le autobiographie d’Everett C. Olson (« The Other Side of the Medal: A Paleobiologist Reflects on thé Art and Serendipity of Science » 1990) avec sa description d’Efremov.
Merci pour la référence !