Comme tous les ans, la fin de l’été nous apporte son lot de découvertes paléontologiques. Surtout n’allez pas y voir une sorte de lien mystique avec le solstice du même nom. En réalité, pour bon nombre de paléontologues peu scrupuleux (voire fielleux) l’été correspond à la période la plus favorable pour recruter une main d’œuvre estudiantine bon marché en mal de grand air. Et quoi de plus simple pour attirer des étudiants que d’organiser des fouilles dans le Beaujolais ! Car les paléontologues les plus sérieux vous le diront : la paléontologie est et restera avant tout une science de terroir… et accessoirement de terrain.
Depuis 2009, l’association PaleoRhodania organise une campagne de fouilles au début de l’été dans la carrière de la cimenterie Lafarge de Val d’Azergues (Rhône). L’objectif de l’association est de réaliser une étude systématique de couches datées du Jurassique inférieur (-183 à -175 millions d’années) et de collecter des restes de vertébrés fossiles dans un contexte stratigraphique et paléoenvironnental précis dans le but de reconstruire l’évolution des faunes au cours de cette période clé de l’ère secondaire. Cette année une nouvelle équipe, composée d’une vingtaine de personnes de quatre nationalités différentes (Estonie, Slovaquie, Grande-Bretagne et France), a vu ses efforts récompensés par la découverte d’un squelette complet de reptile marin ; cette découverte exceptionnelle a d’ailleurs été largement relayée par la presse nationale (voir par exemple une vidéo ici ). Pour le Dinoblog, il s’agit là d’une magnifique occasion, non pas uniquement de mettre en avant une découverte « bien de chez nous », mais surtout de donner la parole aux principaux protagonistes de cette aventure. M’improvisant reporter, j’ai donc demandé à trois membres de l’équipe dirigeante de PaleoRhodania de nous confier leurs impressions sur leur découverte : Jérémy Martin est paléontologue et spécialiste des crocodiles à l’Université de Bristol, Peggy Vincent est paléontologue et spécialiste des reptiles marins secondaires au Musée d’Histoire Naturelle de Stuttgart, et Guillaume Suan est enseignant-chercheur en sédimentologie à l’Université Claude Bernard de Lyon.
Comme souvent, tout est parti d’une intuition : « On savait que certains gisements européens de la base du Toarcien, en Belgique et en Grande Bretagne par exemple, ont livré des squelettes complets de reptiles marins emprisonnés dans des nodules […] et notre gisement réunissait toutes les conditions pour la découverte de nodules similaires », confie Jérémy Martin. Mais après deux campagnes de fouilles et pas le moindre nodule à vertébrés à se mettre sous la masse, l’équipe de jeunes chercheurs semblait moins convaincue. Il faut dire que l’environnement est hostile et la tâche peut paraître ingrate, les trop nombreuses ammonites anéantissant implacablement les espoirs des amateurs d’os.
Mais c’était sans compter sur le renfort d’une main d’œuvre venue des pays de l’Est, « une armée d’estoniens massifs, seuls capables de briser des nodules pendant plus de deux heures sans se décourager ». Il est 18h30, la lumière rasante favorise les recherches. Après une journée à fracasser une roche dure comme du béton armé, Kristjan et Martin décident de s’attaquer à un dernier nodule. Soudain, les coups de masse s’estompent dans la carrière, les deux étudiants estoniens semblent intrigués par des formes bizarres sur leur nodule, pourrait-il s’agir… D’os !!! Immédiatement, les docteurs se rendent au bloc… Plus sérieusement, disons que tous les experts font bloc autour du… bloc… La morphologie des vertèbres leur permet de reconnaître à coup sûr l’animal, il s’agit d’un ichtyosaure ! Jérémy est aux anges : « des vertèbres articulées dans un nodule, c’est ce qu’on recherchait depuis le début ! » Très rapidement des sections de côtes ventrales et dorsales sont repérées. Il est trop tard pour entamer quoique ce soit, l’équipe doit remettre le dégagement du bloc au lendemain. Pendant toute la nuit les hypothèses vont bon train : « est-ce qu’on a l’avant ou l’arrière de l’animal ? »
Le matin suivant, un nettoyage minutieux de la surface du bloc principal révèlera finalement l’extrémité antérieure du crâne aligné dans l’axe des vertèbres ainsi qu’une partie de palette natatoire. Désormais, plus aucun doute n’est permis, le nodule calcaire renferme un individu complet et, chose rare pour un ichtyosaure, le fossile est préservé en trois dimensions ! « L’animal est probablement préservé du bout du rostre jusqu’au bassin et devait mesurer entre 2 et 3 mètres » toujours selon Jérémy. Plus étrange encore, une coloration violacée singulière, visible au niveau de la cage thoracique, pourrait correspondre à des traces de parties molles (des viscères ?) ou à des contenus stomacaux. Plusieurs blocs associés au même nodule seront retrouvés et révèleront une série d’éléments vertébraux parfaitement articulés. Compte tenu de l’état de préservation des éléments crâniens (les dents de la mâchoire supérieure s’insérant dans celle de la mâchoire inférieure) et post-crâniens (phalanges en connexion anatomique), le déplacement post-mortem a vraisemblablement été très limité, le graal pour des chercheurs d’os !
Quel environnement de dépôt pourrait expliquer une telle préservation ? Pour Guillaume Suan, le géologue de l’équipe, « un ensemble d’observations pointent vers un milieu dépourvu ou très pauvre en oxygène. On pense que le cadavre a pu s’enfoncer dans la vase réductrice qui tapissait le fond de la mer, ce qui a garanti son enfouissement rapide. Puis certains micro-organismes capables de survivre sans oxygène ont pu en partie attaquer l’animal, ce qui a conduit à précipiter de la calcite autour du cadavre ». La décomposition aurait ainsi favorisé la précipitation des carbonates et donc la formation des fameux nodules, ces mêmes nodules pouvant renfermer n’importe quelle trace de formes vivantes, de l’ammonite au simple tronc d’arbre en passant par les fameux monstres marins. Pour Guillaume, « les datations indiquent que ces dépôts se sont formés lors de l’événement anoxique (OAE) du Toarcien et sont d’âge équivalent à ceux d’Holzmaden, gisements allemands bien connus pour leur richesse ». Toutefois, dans le cas des formations du Beaujolais, le milieu pourrait avoir été plus agité et plus calcaire favorisant ainsi la formation de nodules. Mais c’est bien le contexte environnemental global qui intéresse notre sédimentologue : « L’OAE Toarcien est un événement de réchauffement au cours duquel on assiste à des changements rapides et marqués de l’environnement ». Son étude présente donc un double intérêt : « ces conditions exceptionnelles ont conduit à des modes de préservation tout aussi exceptionnels sur de grandes aires géographiques (Grande Bretagne, Allemagne et désormais SE de la France), mais il s’agit aussi d’étudier le contexte climatique, de voir comment les animaux se sont adaptés au réchauffement climatique rapide qui a sévi à l’époque ».
Cette découverte en appelle bien d’autres, et pour Peggy Vincent, spécialiste de l’évolution des plésiosaures (un autre groupe de reptiles marins), elle est certainement pleine de promesses : « on ne connaît à l’heure actuelle qu’une seule espèce de plésiosaure du Toarcien en France et quelques restes indéterminés […] Il serait donc vraiment intéressant de trouver des restes de plésiosaures dans le Toarcien français, restes qui nous permettraient de réaliser des comparaisons avec les faunes d’Allemagne et de Grande Bretagne. Dans ces deux pays, les plésiosaures sont bien diversifiés mais restent (en nombre de spécimens) beaucoup moins bien représentés que les ichtyosaures. Avec la découverte de ce squelette complet d’ichtyosaure, désormais tous les espoirs sont permis ! Peggy s’intéresse tout particulièrement à l’évolution de Rhomaleosaures (des plésiosaures d’apparence assez massive) qui, selon ses dires, « semblent beaucoup se plaire dans les eaux toarciennes d’Allemagne et de Grande Bretagne, alors pourquoi pas en France ! En plus, toute information sur le Jurassique inférieur serait intéressante à prendre car le groupe semble se diversifier énormément à cette époque ».
Le dégagement en laboratoire promet de nombreuses surprises. Pour Jérémy Martin, « le but sera de dégager un maximum le fossile sans endommager les parties internes ». En effet, « il n’est pas sûr qu’à l’heure actuelle il existe une méthode pour accéder aux parties molles ». Aussi, le plus dur reste à faire désormais, trouver la patience mais surtout les fonds nécessaires pour dégager le bloc, car le coût d’un tel dégagement n’avait certainement pas été prévu ! Après préparation et étude, le spécimen sera remis au Musée des Confluences de Lyon qui finance les travaux de terrain avec l’aide logistique précieuse de l’entreprise Lafarge. Bien entendu, de nouvelles fouilles sont prévues l’année prochaine au même endroit. La tâche restera toutefois délicate, il faudra descendre pas moins de trois mètres d’affleurement au bulldozer pour atteindre la fameuse couche à nodules… Il ne restera ensuite qu’à appliquer une méthode estonienne qui a déjà fait ses preuves. Avis aux amateurs !
Publié dans : récits de fouilles,Reptiles marins
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Encore bravo, et vive le beaujolais!