Dès lors, c’est la guerre. Ameghino se retrouve une nouvelle fois sans poste académique, et de nouveau il se tourne vers le commerce pour s’assurer un revenu, et ouvre une nouvelle librairie-papeterie (au nom moins pittoresque), cette fois à La Plata. Pendant plus de dix ans, il va non seulement subvenir ainsi aux besoins de sa famille (y compris ses deux frères), mais aussi financer de nombreuses expéditions menées par Carlos dans les parties les plus reculées de la Patagonie – complétant il est vrai les revenus de la librairie par la vente de collections de fossiles à des musées européens, notamment à Munich et à Londres, et quelques rares subventions officielles. Il faut dire que Carlos est un excellent géologue et paléontologue de terrain, qui amasse des quantités impressionnantes de fossiles que son frère décrit avec sa célérité habituelle (et en donnant un nouveau nom à chaque spécimen, mais à cette époque il n’était pas le seul à faire ainsi). La Patagonie, à cette époque, est un peu à l’Argentine ce que le Far West est aux Etats-Unis : une vaste contrée semi-désertique pas encore très civilisée, mais incroyablement riche en fossiles.
Moreno, qui n’est pas à proprement parler un paléontologue même s’il a récolté des fossiles lors de ses explorations, n’entend pas laisser le champ libre aux frères Ameghino. Le Museo de La Plata envoie donc ses propres employés à la recherche de fossiles, innovant parfois en la matière. Ainsi en 1889, Moreno fait réaliser dans les ateliers du musée une barque à fond plat qui permettra à MM. Botello et Steinfeld, envoyés par le musée, de remonter le Rio Chubut, à la recherche d’os de dinosaures – Barnum Brown n’avait rien inventé, vingt ans plus tard au Canada (si le lecteur ne voit pas ce que je veux dire, une visite au Musée des Dinosaures s’impose, ou encore la lecture de l’excellent ouvrage de Jean Le Loeuff, T. rex. Tyrannosaurus et les mondes perdus, Editions du Sauropode, 2012 en vente sur www.editions-sauropode.com).
Deux collections de fossiles patagons se constituent alors, celle du Museo de la Plata, réunie par les employés de cette institution (et s’ajoutant aux fossiles cédés par Florentino), et la collection personnelle d’Ameghino, réunie par Carlos. Inutile de dire que le conflit entre Moreno et Ameghino à La Plata trouve des répercussions dans la Patagonie australe, où l’infatigable Carlos se défie fortement des envoyés de Moreno. Il a d’ailleurs l’habitude de se fier surtout à sa mémoire en ce qui concerne les gisements paléontologiques, et les publications de son frère sont très avares de détails au sujet des localités, histoire de ne pas faciliter les choses pour les concurrents (qu’ils soient argentins ou, plus tard, nord-américains – William Bell Hatcher et Barnum Brown viendront chasser sur les terres de Carlos dans les dernières années du 19e siècle, à la grande ire de Florentino). Brouiller les pistes est donc à l’ordre du jour. Comme la Patagonie est fort riche en fossiles, il y en a malgré tout pour tout le monde, même si Carlos demeure l’homme de terrain le plus perspicace et le plus actif (en tout, de 1887 à 1903, il mènera quatorze expéditions de longue durée en Patagonie, avec les moyens du bord).
Dans ces conditions, les collections parallèles s’accumulent, et lors de leur description par les rivaux, les hostilités reprennent de plus belle. Rien ne les illustre mieux, peut-être, que la découverte et la description des Phorusrhacidae, les grands oiseaux terrestres carnivores du Cénozoïque d’Amérique du Sud (aujourd’hui on en connaît aussi quelques restes en Amérique du Nord, en Afrique et même en un autre lieu que nous tiendrons pour l’instant secret). Le premier à avoir trouvé des fossiles de ces oiseaux est l’infatigable Carlos, mais lorsque son frère, en 1887, décrit un spécimen leur appartenant, il attribue cette grande mâchoire édentée à un mammifère étrange, qu’il nomme Phorusrhacos longissimus. De son côté, en 1889, Moreno signale la présence de grands oiseaux fossiles en Patagonie. Cela met la puce à l’oreille de Carlos, qui est loin d’être un ignorant en anatomie : en 1890, dans une lettre envoyée de Patagonie, il s’en ouvre à son frère : la mâchoire édentée de Phorurhacos ne serait-elle pas le bec d’un de ces oiseaux géants ? Désormais c’est à qui décrira le premier ces étranges volatiles (au demeurant incapables de voler) – et à qui trafiquera le plus efficacement les dates de publication.
Le Museo de La Plata fait très fort. En 1891, paraît dans ses Annales un gigantesque volume (près de 50 cm de haut) consacré aux « Oiseaux fossiles de la République argentine » (c’est le titre français de cette publication bilingue, avec en regard la version espagnole). Pour le rédiger, Moreno s’est adjoint un certain Alcide Mercerat, géologue suisse (ou selon certains, français) dont tout le monde s’accorde à dire qu’il n’a pas laissé un souvenir impérissable dans la science. Quant à sa personnalité, son collègue du Museo de La Plata, le géologue Rodolfo Hauthal,, le décrit aimablement comme « un homme d’une ignorance, d’une stupidité et d’une insolence sans égales ». Quoi qu’il en soit, l’ouvrage de Moreno et Mercerat, qui, outre quelques manchots et nandous fossiles, est largement consacré aux Phorusrhacidae, frappe par ses dimensions et son illustration, composée de planches photographiques dont certaines sont immenses. Les auteurs ont choisi de tout figurer en grandeur naturelle, et quand il s’agit du membre postérieur de Brontornis burmeisteri, un des plus gros oiseaux connus, dont le tibiotarse mesure plus de 75 cm de longueur, on imagine ce que cela donne. Tout cela évoque le texte de Jorge Luis Borges (l’Argentine encore et toujours…) où il imagine des cartographes soucieux d’exactitude qui réalisent une carte aussi grande que le territoire qu’elle représente…Dimensions mises à part, l’ouvrage se signale aussi par la multiplication des nouveaux genres et espèces, souvent fondés sur des restes bien fragmentaires.
Florentino Ameghino, on s’en doute, n’est pas impressionné. Lui aussi a sous la main de nombreux restes d’oiseaux fossiles, récoltés par le zélé Carlos. Pour s’en prendre à ses ennemis du Museo de La Plata, il va utiliser plusieurs angles d’attaque. D’abord, les nombreuses et immenses planches photographiques ne lui disent rien qui vaille. Dans un article de décembre 1891, il s’en donne à cœur joie. L’ouvrage, écrit-il, témoigne d’une débauche de luxe, mais il « manque de valeur scientifique » et ne fait que confirmer que le directeur du Museo de La Plata souffre de mégalomanie. Les photographies pour la plupart ne valent rien car elles ne montrent aucun détail important. Les figures présentent des « pièces informes ». Le texte « ne vaut absolument rien », ce n’est qu’une « interminable série d’erreurs ». Tout est mélangé, des restes d’une même espèce sont décrits sous des genres différents, des ossements de mammifères sont attribués à des oiseaux, etc., etc. Ayant ainsi descendu en flammes l’œuvre de ses rivaux, Florentino entreprend de rectifier leurs innombrables erreurs (et il est vrai que leur travail en contient un certain nombre). Surtout, il veut montrer qu’il a été le premier à nommer nombre de ces oiseaux, et cela (outre le Phorusrhacos de 1887) dans un article daté aussi de 1891, dont il affirme qu’il est antérieur au mémoire de Moreno et Mercerat. Il s’agit d’une longue énumération de nouveaux taxons de mammifères et oiseaux fossiles, non illustrée (il n’a pas eu le temps de faire les dessins, explique-t-il). Le tout est publié dans une revue dont il est le principal responsable, ce qui facilite bien les choses. Pour ce qui est des oiseaux, il y a corrigé son erreur concernant Phorusrhacos (devenu par la même occasion Phororhacos) et a décrit plusieurs nouvelles espèces de ce genre. De ce fait, écrit-il dans son deuxième article, plusieurs des genres et espèces d’oiseaux géants décrits par Moreno et Mercerat ne sont que des synonymes des noms qu’il a proposés quelques mois avant eux.
Mais Florentino a-t-il vraiment la priorité ? Une bataille s’engage au sujet des dates de publication. Selon Ameghino, son article est paru le 1er août 1891, alors que le mémoire de Moreno et Mercerat date de la fin du même mois. Mercerat ne l’entend pas de cette oreille, quelques années plus tard il donne sa version des faits : selon lui, le texte de Moreno et Mercerat a été publié en mai 1891, et les planches le 5 août 1891, alors que l’article d’Ameghino aurait été imprimé le 11 août 1891. C’est donc une question de quelques jours, et comme les auteurs, dans les deux camps, sont aussi les responsables de la publication, on peut avoir des doutes sur les dates annoncées ! Inutile de dire que tout cela n’a pas facilité les choses pour les paléontologues qui ont essayé par la suite de débrouiller la taxonomie abominablement compliquée de ces oiseaux, rendue plus inextricable encore par le fait que les rivaux ont multiplié les genres et les espèces, souvent à partir de débris, d’une façon extraordinaire. Résultat : il n’existe pas encore aujourd’hui de consensus à ce sujet parmi les experts en la matière, même s’il semble bien que Moreno et Mercerat aient publié leur ouvrage avant l’article d’Ameghino.
En 1895, Ameghino publie un article, illustré cette fois, sur les oiseaux fossiles de Patagonie, où il réitère ses griefs contre Moreno et Mercerat et donne des descriptions beaucoup plus substantielles des nombreux fossiles récoltés par son frère. La collection familiale est alors au moins l’égale de celle du Museo de La Plata. Mais elle ne va pas demeurer en Argentine. En septembre 1895, Florentino écrit en effet au directeur du British Museum (Natural History), W.H. Flower, qu’il rencontre quelques difficultés à financer les expéditions de son frère, et qu’il a décidé de se concentrer désormais sur les mammifères fossiles. Il est donc prêt à vendre ses collections non-mammalogiques, qui l’intéressent moins, et dont il joint le catalogue. En fin de compte, le musée britannique acquiert en 1896 un lot de 380 fossiles d’oiseaux de la collection Ameghino, pour la somme de 350 £. Et c’est ainsi qu’on peut voir à Londres une superbe collection de Phorusrhacidae patagons.
Quelques années plus tard, Florentino Ameghino regrettera cette vente. Devenu enfin directeur du Musée national d’Histoire naturelle, à Buenos Aires, en 1902, il a fini sa « traversée du désert » (pour reprendre l’expression d’Adrià Casinos) et se consacre à accroître les collections de son institution. Il demandera alors au British Museum un moulage de son Phororhacos…
Comme on a pu le dire de la rivalité entre Cope et Marsh, celle qui opposa pendant des années Ameghino à Moreno n’a pas eu que des effets négatifs, en ce sens qu’elle les incita à multiplier les expéditions paléontologiques et à réunir ainsi d’énormes collections de fossiles, qui ont fait progresser considérablement notre connaissance des faunes éteintes de Patagonie – même si débrouiller les problèmes taxonomiques provoqués par leurs publications concurrentes n’est pas une mince affaire. Aujourd’hui, on l’a dit, les deux hommes sont réunis dans l’admiration posthume que leur portent les Argentins, bustes à l’appui – quand il ne s’agit pas de tags…
Références :
Sur la vie d’Ameghino et ses démêlés avec Moreno, on consultera l’excellente biographie que vient de consacrer Adrià Casinos au paléontologue argentin : Casinos, A. 2012. Un evolucionista en La Plata. Florentino Ameghino. Fundación de Historia Natural Félix de Azara, Buenos Aires, 430 p.
D’autres informations utiles se trouvent dans l’ouvrage suivant publié à l’occasion du centenaire de la mort d’Ameghino : Fernicola, J.C., Prieto, A.R. & Lazo, D.G. (editores) 2011. Vida y obra de Florentino Ameghino. Asociación Paleontológica Argentina, Publicación Especial n° 12, Buenos Aires, 144.
On lira aussi avec intérêt un choix de lettres échangées entre Florentino Ameghino et son frère Carlos lors des expéditions de celui-ci en Patagonie : Ameghino, F. & Ameghino, C. 2006. Reseñas de la Patagonia. Andanzas, penurias y descubrimientos de dos pioneros de la ciencia [choix de lettres par P. Chiarelli], Ediciones Continente, Buenos Aires, 181 p.
Et pour ceux qui voudraient consulter l’ouvrage monumental de Moreno et Mercerat sur les oiseaux fossiles de la République argentine, la bibliothèque nationale d’Espagne a eu la bonne idée de le numériser et de le mettre en ligne sur son site, Biblioteca Digital Hispánica : http://bdh.bne.es/bnresearch/
Publié dans : Histoire de la paléontologie
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