Les empreintes fossiles de pas de dinosaures, et de tétrapodes en général, ne sont pas particulièrement rares, mais certaines font parfois beaucoup parler d’elles. En Suisse, avant la découverte dans les années 1990 de très nombreuses empreintes dans le Jurassique supérieur du Jura (de nombreux sites sont également connus du côté français de la chaîne jurassienne), la localité la plus connue était située dans les montagnes valaisannes (le canton de la raclette, du fendant et du combat des reines pour parfaire le cliché). Lorsqu’il fut dit, après sa découverte en 1976, que ces empreintes avaient été laissées il y a 230 millions d’années par des dinosaures, la surprise fut grande ! Il fallait effectivement un effort d’imagination pour se représenter ces animaux déambulant sur une plage de sable en bordure d’une mer tropicale alors que leurs traces fossilisées sont maintenant perchées à 2400 mètres d’altitude. Les empreintes sont près de 8 fois plus anciennes que l’âge de la surrection alpine, ce qui n’étonne en rien un géologue mais peut surprendre le béotien !
La première étude du site, effectuée par Marc Weidmann du musée géologique de Lausanne pour le volet géologique et Georges Demathieu de Dijon pour le volet paléoichnologique, révélait la présence de 9 types d’empreintes différentes, dont plusieurs nouvelles pour la science (Demathieu & Weidmann, 1982). Selon cette étude, les traces auraient été faites par divers reptiles qu’on regroupe dans l’ichnofamille des chirotheriidés (les paléoichnologues nomment directement les empreintes, et non pas les supposés animaux qui les ont faits). Etonnamment, quelques-unes auraient également été laissées par des dinosaures primitifs. La présence de ces derniers eut une implication sur la datation des couches qui les préservent. Considérées auparavant d’âge Trias moyen, disons environ 240 millions d’années, les roches furent rajeunies à 230 millions d’années environ, c’est-à-dire la limite entre le Trias moyen et Trias supérieur, soit l’âge des plus anciens ossements de dinosaures connus ailleurs dans le monde. Mais voilà, plusieurs des empreintes décrites au Vieux Emosson, en particulier celles de dinosaures, n’ont jamais été retrouvées dans les autres sites datés de cette époque, et des spécialistes du domaine, dont Christian Meyer du Muséum de Bâle, suggérèrent qu’aucune des traces du Vieux Emosson n’avait pour origine un dinosaure. Il fallait réinterpréter le site et, si possible, réaliser de nouvelles découvertes.
Les géologues du département de géologie et paléontologie du Muséum de la Ville de Genève sont impliqués dans la mise en valeur du site depuis plus de 15 ans. Présents sur place pendant 3 semaines au milieu de l’été, ils expliquent aux randonneurs de passage l’origine et l’histoire géologique des traces. Expliquer, c’est bien, mais ajouter au discours le piment de la découverte, c’est mieux ! Et des découvertes, il y en eut ces cinq dernières années. La première a été faite par un spécialiste italien d’empreintes triasiques, Marco Avenzini du musée de Trento dans le nord de l’Italie. En visite sur le site du Vieux-Emosson en 2008, il découvrit sur un bloc isolé trois pas faiblement marqués dans le grès (les empreintes, préservées en relief, sont tellement peu marquées qu’il n’est pas impossible que l’auteur de ces lignes ait pique-niqué sur le bloc sans constater leur présence (ça ne l’a pas empêché de cosigner l’article les décrivant (comme quoi il peut être utile parfois de bien s’entourer)). Le responsable de cette piste était un animal redressé sur ses pattes, mais qui n’était certainement pas un dinosaure. La piste a été attribuée à un Chirotherium sp. et rappelle plutôt les formes du Trias moyen, voire inférieur. Il faut imaginer une bête ressemblant à Ticinosuchus, découvert sous forme de squelette dans la partie italienne de la Suisse comme l’indique son nom. Le petit article publié sur la piste en 2009 (Avanzini & Cavin) concluait en interrogeant, à nouveau, la présence de dinosaures au Vieux Emosson. Le bloc a été ensuite transporté par hélicoptère pour être conservé au Musée de la nature à Sion où il est actuellement exposé.
En 2011, nous nous sommes intéressé à 2 nouvelles pistes et des pas isolés situés à quelques kilomètres au nord du site « historique » (une vidéo présentant le nouveau site est visible ici)
Découvertes quelques années auparavant par Jean Boissonnas, un géologue français de passage dans la région, elles furent l’objet de deux jours d’étude en septembre 2011 (Cavin et al., 2012). Là encore, il faut se rendre à l’évidence : il s’agit bien d’empreintes plus anciennes que les dinosaures que l’on peut classer dans le groupe des chirotheriidés. En réexaminant les empreintes découvertes en 1976 au Vieux Emosson à la lumière de la nouvelle découverte, on constate que les ichnotaxons signalés alors ne tiennent plus : toutes les traces, initialement attribuées à 9 espèces, doivent dorénavant être considérées comme des chirotheriidés indéterminés et sont datés du Trias moyen, voire inférieur.
En y regardant de plus près, on constate que beaucoup des supposées traces de dinosaures sont en fait des portions d’empreintes de plus grande taille. Celles du genre Paratrisauropus, par exemple, supposées avoir été faites par un animal bipède à trois doigts courts, audacieusement rapproché des ornithopodes (les premiers ossements connus de ces animaux sont beaucoup plus jeunes), sont en fait les parties postérieures de pieds de chirotheriidés. Les soi-disant dinosaures digitigrades (qui se promènent sur la pointe des pieds) se sont transformés en chirotheriidés plantigrades (la plante du pied repose sur le sol). On a bien découvert le talon d’Achille des prétendus dinosaures !
Voilà, le Valais perd sa diversité ichnologique et ses seules traces de dinosaures. Mais, dans l’opération, les empreintes sont devenues parmi les plus anciennes de Suisse ! (on trouve toujours un superlatif quand il faut). Plus intéressant, il est probable que l’ensemble des sites de la région corresponde à un megatracksite, c’est-à-dire une surface unique, de très grande dimension, qui peut comporter des milliers d’empreintes. Soumis aux affres de l’orogénie alpine, il ne reste aujourd’hui de cette couche que quelques lambeaux accrochés aux montagnes à plus de 2000 mètres d’altitude, parcourus par des marmottes et des bouquetins ; ils n’y laissent plus leurs traces, tout au plus quelques crottes.
Avanzini, M. & Cavin, L. 2009. A new Isochirotherium trackway from the Triassic of Vieux Emosson, SW Switzerland: stratigraphic implications. Swiss Journal of Geosciences 102: 353-361.
Cavin, L., Avanzini, M., Bernardi, M., Piuz, A., Proz, P.-A., Meister, C., Boissonnas, J. & Meyer, C.A. 2012. New vertebrate trackways from the autochthonous cover of the Aiguilles Rouges Massif and reevaluation of the dinosaur record in the Valais, SW Switzerland. Swiss Journal of Palaeontology, DOI 10.1007/s13358-012-0040-0
Demathieu, G. & Weidmann, M. 1982. Les empreintes de pas de reptiles dans le Trias du Vieux Emosson (Finhaut, Valais, Suisse). Eclogae geologicae Helvetiae 75 : 721–757.
Publié dans : Paléoichnologie
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Bigre !…