En paléoichnologie (la branche de la paléontologie qui étudie les empreintes de pas fossilisées) il est un triste paradoxe : on peut suivre sur des dizaines, voire des centaines de mètres la piste d’un dinosaure, savoir s’il boitait ou s’il se promenait en troupeau mais on ne peut jamais identifier exactement l’espèce de dinosaure qui a produit ces traces. Tout au plus peut-on, d’après leur morphologie, les rapporter à un grand groupe de dinosaures : les différences plus subtiles nous échappent largement. C’est ce que le paléoichnologue Martin Lockley, qui est un poète à ses heures, a joliment baptisé le syndrome de Cendrillon (piochez dans vos souvenirs, la pantoufle de vair qui ne peut être chaussée que par Cendrillon, ça doit vous rappeler quelque chose) : on ne peut en théorie identifier l’espèce de dinosaure qui a produit un type d’empreinte que si l’on retrouve le squelette de l’animal au bout de sa piste… Et ce type de fossile est pour l’instant inconnu chez les dinosaures, et même chez tous les vertébrés. On connaît bien des limules fossilisées au bout de leur dernier voyage dans le Jurassique, mais ce sont des invertébrés.
Quand ce scoop est arrivé : des chercheurs polonais, avec le renfort de Martin Lockley, viennent de décrire dans la revue Cretaceous Research la première empreinte de pas associée à un squelette de dinosaure, une découverte qui déchire !
Le fossile lui-même a déjà toute une histoire : c’est un squelette de Protoceratops découvert en 1965 dans le désert de Gobi, en Mongolie, par une expédition polonaise (c’était au temps de la Guerre froide, des pays frères, etc.). Le Désert de Gobi, depuis les expéditions américaines des années 1920, est l’un des hauts-lieux de la paléontologie dinosaurienne. Au gré des influences géopolitiques la région fut donc fouillée par les Soviétiques après la Seconde guerre mondiale, puis par les Polonais dans les années soixante et depuis une vingtaine d’années à nouveau par les occidentaux. Quant à ce Protoceratops, s’il échappa durant quatre décennies au ciseau des préparateurs, c’est qu’il s’agit somme toute d’un fossile assez banal décrit en 1923 par les Américains, qui pullule littéralement dans certains gisements du Gobi. Les chercheurs polonais préparèrent en priorité un tas de fossiles extraordinaires comme le curieux théropode Deinocheirus, le sauropode Opisthocoelicaudia ou encore le légendaire fossile montrant un autre Protoceratops aux prises avec un Velociraptor. Ce petit Protoceratops pouvait bien attendre un peu et tout compte fait c’est sans doute un mal pour un bien car entre temps est arrivée une nouvelle génération de chercheurs polonais férus de paléoichnologie comme Gerard Gierliński (un spécialiste des empreintes bizarres) et Grzegorz Niedźwiedzki. Et il fallait bien l’œil avisé d’un expert pour remarquer, sous le squelette, la présence d’une curieuse dépression d’une dizaine de centimètres de large. Il s’agit d’une trace tétradactyle laissée par un animal digitigrade ou, si vous préférez, d’une empreinte à quatre doigts faite par un animal marchant sur les doigts (contrairement à nous autres plantigrades qui avançons sur la plante de nos pieds).
Tout indique qu’il s’agit là de la première trace connue de Protoceratops (c’est un modèle réduit des traces des gros cératopsiens américains ; que les sceptiques comparent l’empreinte et le squelette du pied de l’animal). S’agit-il bien de la dernière empreinte du Protoceratops avant de se coucher pour attendre son funeste destin ? Si ce n’est lui, c’est donc son frère avancent les auteurs, notant que la première hypothèse est tout de même la plus parcimonieuse.
Le syndrome de Cendrillon est donc vaincu pour la première fois. Quant au carrosse, et bien aux dernières nouvelles il n’y avait pas de citrouille en vue…
Références :
Grzegorz Niedźwiedzki, Tomasz Singer, Gerard D. Gierliński, & Martin G. Lockley, 2012. A protoceratopsid skeleton with an associated track from the Upper Cretaceous of Mongolia. Cretaceous Research, 33: 7-10.
Publié dans : Paléoichnologie
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